Les Poilus (La France sacrifiée)
propagande de guerre s’empare de leur exploit : ils ont, dit-on, retardé de quatre heures l’avance ennemie. Pourquoi se hâter d’avancer le canon, alors que le sacrifice de l’infanterie suffit à contrarier une offensive ? Seul le terrain compte et le fantassin en est le maître. De la sorte, le courage viscéral des hommes promis à la mort par le bombardement, enterrés dans les trous, enfouis sous des montagnes de pierres et de terre, ripostant spontanément, avec leurs seules forces, contre la plus monstrueuse des agressions, se trouve récupéré par l’état-major et érigé en doctrine : l’infanterie doit savoir qu’elle n’a d’autre devoir que de mourir, comme les chasseurs de Driant.
*
Dès lors, une mécanique du sacrifice se met en place : les camions de la Voie sacrée, inaugurée par le général Chrétien, apportent les renforts incessants de plusieurs corps d’armée, et chargent pour les hôpitaux de l’arrière les blessés transportables. Les fantassins de Verdun ne sont que de passage. Le 327 e de Valenciennes n’existe plus. Au 62 e de Lorient, il ne reste, le 22 février, après une contre-attaque sur le village d’Haumont, que cinquante survivants sur trois mille. Les rares rescapés du régiment de Saint-Quentin qui tenaient le village de Brabant ont réussi à se retirer. Ils en sont blâmés par le général de Langle de Cary, qui télégraphie à Chrétien, du loin de son état-major : « L’occupation de tout point, même entouré, doit être maintenue à tout prix. » Chacun sait que, faute de mourir, on ne peut y tenir longtemps. Le passage obligé dans le canyon de la mort devient le lot de l’infanterie française.
Les renforts montent en ligne, fondent aussitôt dans la fournaise. Les coloniaux d’abord. Le sergent Leeman voit son colonel du 2 e zouaves « pleurer à chaudes larmes ». En quelques heures, son régiment n’a plus que 1 200 braves. Les 2 e et 3 e tirailleurs disparaissent à leur tour. L’état-major, qui ordonne la reconquête des villages perdus, fait preuve d’un singulier aveuglement. Il ne voit pas littéralement la situation, étant trop loin des lignes. Nul ne peut progresser sous le feu d’enfer des canons et des mitrailleuses.
Seule compte la résistance désespérée de petits groupes qui s’agglutinent, se rassemblent, se dispersent et se retrouvent au hasard des empoignades, quand les Feldgrau sortent de leur trou pour avancer après la fin des bombardements. Les Français se regroupent dans le plus grand désordre. Les officiers sont morts. Ceux qui survivent rassemblent à peine quinze compagnies au bois de Chaume, provenant de quatre régiments décimés, ceux des Ch’timis qui ont subi les premiers assauts. Ils sont déjà morts par milliers, les poilus venus de Lille, d’Arras et de Valenciennes. La 51 e division a fondu de moitié. La 72 e n’existe plus. Ceux qui résistent encore ont juste les moyens de s’abriter, non de creuser des tranchées.
À Samogneux, petit village arrosé par la Meuse, les fantassins de Saint-Quentin et de Laval subissent le plus grave détriment. Le général Chrétien est convaincu que le village est occupé par les Allemands. Il fait tirer des pièces de 155 rameutées à grand-peine, qui broient les restes des malheureux régiments. Les survivants sont anéantis au lance-flammes par les Stosstruppen.
Le 24 février, les Allemands descendent des bois en groupes compacts, bien décidés à percer. Le 60 e de Besançon, qui leur résiste, est anéanti, les zouaves et les tirailleurs asphyxiés par les tirs d’obus. Le 35 e de Belfort a péri, son colonel en tête. Rien ne subsiste du 30 e corps que des éléments épars, épuisés, sanguinolents, tapis dans les abris provisoires. Le front risque de crever, au soir du 24 février, faute de renforts, de canons, d’avions, faute de munitions.
Les blessés ne peuvent être tous secourus. Les hôpitaux de la ville, où les chirurgiens opèrent jour et nuit, sont bombardés. Les grands blessés sont installés à l’arrière, sur les bords de la rivière, sous des tentes marquées d’une croix rouge et plantées dans la neige. Les ambulances transportent les opérables à Baleycourt. Les autres attendent leur sort, déposés à même le sol sur leurs brancards. Rien pour soigner les gazés. Un major a fait le tri des opérables. Les rejetés attendent la mort dans la neige. « Il faut, dit l’ambulancier Paul Muenier,
Weitere Kostenlose Bücher