Les Poilus (La France sacrifiée)
dresser. »
Pourtant Joffre insiste. On manquera d’hommes, dit-il, si la classe 17 n’est pas instruite pour le printemps. (Si cruel qu’il soit de faire dévorer ainsi la jeunesse française, commente Poincaré, le Conseil s’incline devant l’inexorable nécessité.) Ainsi il vient d’être décidé, dès le 18 novembre, que les jeunes gens de dix-neuf ans participeraient à la prochaine offensive de juillet. Ils seront incorporés dans les groupes d’assaut.
Hostile à cette précipitation, le général de Castelnau, père de famille très éprouvé, avait fait une tournée en Orient, pour évaluer les possibilités d’action dans les Balkans, à partir de l’armée du général Sarrail. Pour la première fois, les poilus français côtoyaient à Salonique non seulement des Britanniques, mais les Serbes rescapés de la déroute, des Italiens, des Monténégrins, des Russes, combattant sous la tutelle coordinatrice d’un général français. On s’acheminait vers une internationalisation de la guerre. Mais Joffre et Gallieni étaient d’accord pour limiter à cent cinquante mille hommes les effectifs de ce « front secondaire ». Le gouvernement eut beaucoup de mal, en décembre, à décider les Anglais, qui évacuaient les Dardanelles, à rester à Salonique. Ils voulaient consacrer leurs forces d’Orient à la défense exclusive de l’Égypte contre les Turcs.
On commence alors à évoquer dans le milieu politique la possibilité d’une attaque allemande sur le front français du Nord avec vingt-cinq divisions. Joffre se croit en mesure de la contenir. Mais les commissions du Sénat et de la Chambre expriment des doutes. Ceux du Pas-de-Calais affirment que les lignes sont mal tenues, peu entretenues. Boudenoot, sénateur du Nord, explique à qui veut l’entendre que les hommes sont si négligés par le commandement que des mutineries sont à craindre. Les territoriaux du 102 e recrutés à Saint-Étienne restent douze jours sans interruption dans la tranchée et douze dans un cantonnement bombardé, sans pouvoir trouver le repos.
Le général d’Urbal, responsable de ce front, ignore ces réalités. Il ne sait pas que le 16 e de Péronne est employé sans discontinuité aux travaux défensifs. Ses cantonnements manquent de paille et sont mangés de poux. Pas la moindre paillasse, ni lanternes, ni poêles. Il en est de même, plus au sud, dans les tranchées d’Arras. Jusqu’à quand le commandement laissera-t-il les hommes dans cet état d’indigence ?
Il est ébranlé par les dissensions du pouvoir. Gallieni, en plein conseil du 15 janvier, a expliqué qu’il ne fallait pas espérer percer le front allemand en France et qu’il était préférable de rechercher une solution dans les Balkans. Son opposition à Joffre filtre au Parlement et dans la presse. Contre l’avis du généralissime, une division supplémentaire est envoyée à Salonique. Sceptique sur les chances de percer le front bétonné de France, le ministre de la Guerre est naturellement hostile à toute reprise d’offensive, même partielle. Il n’est pas sourd à la polémique soulevée par Abel Ferry au Parlement sur l’imprudence de l’état-major dans les offensives de 1915. Dans la guerre de bureaux qu’il entretient contre Joffre, on devine qu’il veut changer au plus tôt de général en chef.
Il n’en a pas le temps, parce que les bruits d’une attaque allemande de grande envergure se confirment. Dès le début de février, Poincaré juge bon de se rendre sur le front de Verdun, de visiter les cantonnements, les premières lignes, de passer en revue les recrues de 1916 qui n’ont pas encore connu le feu. Le général Herr fait recenser les défenses, et se plaint de manquer d’unités en ligne. Poincaré ne fait aucune remarque sur la faiblesse des secondes lignes.
Le 19 février, le préfet de la Meuse avertit son ministre Malvy que l’armée lui a demandé d’évacuer les civils de Verdun. L’attaque allemande est-elle attendue sur ce front ? Le GQG en prévient Poincaré. Le bombardement de la ville a commencé. Le général responsable du groupe d’armées, Langle de Cary, a déjà mobilisé de l’artillerie lourde et des renforts pour faire face. Mais Joffre le taciturne croit à une diversion. Il attend l’ennemi ailleurs, en Champagne sans doute. Il se méfie de son service de renseignements : les Allemands sont habiles à le tromper. Si une offensive se prépare effectivement, il
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