Les Poilus (La France sacrifiée)
rassurer ce lamentable troupeau criant en plusieurs langues la souffrance et le désespoir […] Des visages sanglants où l’on ne voit plus qu’un œil, des épaules arrachées […] Il y en a qui se traînent sur les genoux, à quatre pattes, insoucieux de la neige, des éclats meurtriers et de l’âcre fumée jaune qui remplit cette rue infernale. »
On manque de brancards, de désinfectants. Beaucoup meurent de la gangrène et sont alors jetés dans une fosse commune. Les brancardiers se sont fait tuer dans les lignes. Les blessés meurent sous les obus dans les abris de premiers soins, avec leurs infirmiers. Rejoindre le poste de secours du bataillon est une entreprise insensée, sous le feu incessant. Nombreux sont ceux qui hurlent dans les marmites, en pure perte. Les Allemands relèvent aussi les blessés ennemis, mais dans les secteurs conquis. Impossible d’enterrer les morts. Quand on parvient à les enfouir dans un trou d’obus, pêle-mêle dans des toiles de tente, ils sont déterrés, projetés en l’air par d’autres projectiles. À peine peut-on relever leur identité. Ils sont le plus souvent portés disparus.
Les ambulances s’approchent le plus possible des lignes, et parmi elles quelques voitures Ford des volontaires américaines. Elles ne peuvent faire des miracles. Les brancardiers, pour arriver jusqu’aux postes, doivent se faufiler d’un trou d’obus à l’autre et se font souvent tuer. Une bataille de cette ampleur est forcément une hécatombe pour les blessés. Ceux qui n’ont pas été tués sur le coup échappent difficilement aux opérations de sauvetage. Les médecins n’opèrent que les soldats ayant réussi à ramper jusqu’à eux, ceux qui ont été arrachés au champ de bataille par des brancardiers courageux. Enfin ceux qui ont été jugés opérables. Ils sont la minorité du peuple des mourants enfoui à la hâte et, au meilleur des cas, dans la chaux vive des fosses communes.
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L’organisation des transports sur la Voie sacrée par le capitaine Doumenc inaugure la deuxième phase de la bataille, celle de l’arrivée des renforts français. Les fantassins sont enlevés et acheminés par camions par une noria de 3 500 véhicules dont les chauffeurs roulent jour et nuit, jusqu’à tomber de fatigue, les yeux rouges, au volant. S’ils sont accidentés, le camion est immédiatement poussé dans le ravin. 1 000 camions permettent d’enlever d’un coup deux divisions, par groupements de 400 véhicules. Ils apportent 2 000 tonnes de munitions par jour, et 20 000 hommes. Les poilus se pressent dans les « chantiers d’embarquement » et sont débarqués au plus près de leur entrée en ligne. 190 000 soldats sont ainsi transportés du 22 février eu 7 mars, par 8 500 hommes du train qui n’ont pas ménagé leurs efforts. Au 1 er mars, l’armée de Verdun compte déjà 430 000 combattants et 136 000 chevaux et mulets. De quoi livrer une bataille d’anéantissement.
Depuis l’échec de l’offensive allemande de février, les deux adversaires se sont installés dans la guerre d’usure, bien que les Allemands n’aient pas renoncé à obtenir la percée. L’équilibrage progressif des forces d’artillerie rapproche cette offensive du style classique des opérations de 1915. Elle risque d’être aussi meurtrière.
L’approche du champ de bataille ne se fait pas d’abord par camions. Les premières unités envoyées au feu cheminent à pied, et s’épuisent dans cette marche. Le 95 e régiment de Péricard [65] , recruté à Bourges, exécute marches et contremarches pour gagner progressivement la cuvette mortelle de Verdun, à partir des tranchées de la région d’Apremont. Les pieds des fantassins habitués à la guerre immobile sont soumis à rude épreuve. Ils marchent treize heures par jour et couchent la nuit sur la paille avant d’arriver sur le champ de bataille le 24 février au début de l’après-midi. En trente-six heures, les poilus ont fait cinquante-deux kilomètres. Ils voient défiler devant eux des attelages d’artillerie que l’on retire du front pour qu’ils ne soient pas capturés.
Au coup de corne du colonel, les hommes prennent leur tenue d’assaut, avec pelle, couverture et toile de tente en sautoir. Ils traversent un terrain labouré par les obus et s’embusquent près du village de Douaumont qu’il faut tenir. La prise du fort abandonné par quelques fusiliers bavarois a rendu la défense du village essentielle.
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