Les Poilus (La France sacrifiée)
Douaumont.
Une victoire aussitôt transformée en symbole par la propagande de guerre. Un regard sur le champ de bataille pouvait en mesurer le prix. « À Verdun, écrit l’ancien combattant Louis Gillet, une division, dans l’espace d’une relève, laisse en moyenne quatre mille hommes. La terre elle-même change de forme […] Le paysage prend cet aspect monstrueux, jamais vu, cet aspect de néant, cette apparence croulante de fourmilière et de sciure, où des échardes, des fétus, des débris de choses mêlées comme de la paille dans du mauvais pain, rappellent qu’il y eut des bois, des fusils, des brancards, on ne sait quoi de concassé là. On ne vit plus […] On ne dort plus, on ne mange plus, on range les morts sur le parapet, on ne ramasse plus les blessés. On attend le moment fatal dans une sorte de stupeur, dans un tressaillement de tremblement de terre, au milieu du vacarme dément. Toute l’armée française a passé par cette épreuve. »
De cette destruction massive, inhumaine, d’un demi-million d’hommes dans une bataille sans autre issue que le retour au statu quo de la ligne de guerre devait naître un sentiment que l’on croyait en 1918 durable de dégoût du massacre, d’amour de la paix. Une autre guerre serait pourtant nécessaire pour que l’Europe affirme enfin, à Verdun et ailleurs, sa volonté d’éviter à jamais l’holocauste.
6 LA GRÈVE DE LA GUERRE
À la fin de l’année 1916, les pertes de l’armée française sont considérables. Elle accuse 950 000 morts, dont plus de la moitié en opérations, 19 % emportés à la suite de leurs blessures, 13 % par maladie, 17 % de disparus au front. On estime alors à 400 000 le nombre des prisonniers, signe manifeste de découragement. Le gouvernement, au début de 1917, se refuse à envoyer au front les jeunes recrues de la classe 1917, surnommés les « bleuets », les réservant pour des opérations ultérieures.
La troupe se demande alors si la guerre ne va pas se poursuivre jusqu’à l’épuisement complet. Dès la fin d’octobre, les officiers de liaison de Poincaré lui signalent qu’un « mauvais esprit » commence à se manifester chez les poilus « et notamment chez les territoriaux ». Le ministre des Finances a envoyé aux armées des formulaires pour souscrire à un emprunt de guerre. Les soldats, trouvant l’opération indécente, ont quelquefois renvoyé les feuilles avec des injures. Ils n’admettent pas qu’on leur demande de cotiser pour la prolongation de la guerre. « On en arrive à souhaiter, écrit un soldat, que tous ceux qui veulent verser pour un nouvel emprunt crèvent comme des chiens. » Ne dit-on pas à tort au front qu’on a rétabli, à l’arrière, les courses de chevaux sur l’hippodrome de Longchamp ?
L’échec de l’offensive de la Somme a fait oublier les succès coûteux du front de Verdun. Le député socialiste Cachin accompagne Marcel Sembat, membre du cabinet, chez Poincaré en compagnie d’un jeune poilu, « qui est leur ami politique ». Il appartient à la 120 e division du général Mordacq, levée dans la région ouvrière de Saint-Étienne. L’unité a été engagée sans répit pendant quarante-sept jours au sud de la Somme. Elle est « fatiguée et démoralisée ». Reformée en cantonnements entre Amiens et Beauvais dans des villages misérables, elle ne peut trouver le repos auquel elle a droit.
Même le 20 e corps a le moral en berne. Le lieutenant Bellay, un notaire lyonnais, engagé volontaire à cinquante ans, ne faiblit pas à la tête de sa compagnie de mitrailleuses, mais les hommes sont las des combats en Artois et beaucoup ont dû être évacués pour pieds gelés. Enlevés avec égards en camions le 2 décembre, les poilus de Toul et de Nancy sont de nouveau installés en Lorraine, près des leurs. Beaucoup « se traînent lamentablement, incapables de marcher ». Les effectifs ont fondu.
Le séjour dans les tranchées devient insupportable. Il faut réchauffer le vin et la nourriture gelés à l’alcool. La neige succède à la pluie. De nombreux malades doivent être évacués pendant l’hiver. Le 19 janvier, une période d’instruction s’annonce au camp de Saffais. Par un froid très vif, les régiments d’élite sont aux manœuvres. Toutes les unités ont été transformées en groupes de spécialistes, les grenadiers, ceux des tromblons VB, les fusiliers mitrailleurs et les voltigeurs, habitués à
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