Les Poilus (La France sacrifiée)
d’où sortent des cris déchirants. Faut-il épargner les survivants ? On est trop pressé pour prendre des risques. « Pas de ça, dit le sergent, des grenades incendiaires, il faut les brûler vivants ! »
Les Allemands sortent, criant « Kamerad ! ». La caverne a deux entrées. Le caporal se précipite à la seconde et dit : « Sortez sans armes, vous êtes prisonniers. » « Les poilus, comme des forcenés, empoignent [le premier Allemand sorti de la sape], le tirent à eux, se le renvoient le long de la tranchée à coups de pied, à coups de crosse, à coups de poing. » Ce sont des soldats du 1 er régiment de la Garde prussienne. Ils ont tué à la mitrailleuse et à la grenade des centaines d’assaillants, rendus furieux par la brutalité de l’assaut.
Mazel progresse sur la route de Juvincourt, où ses poilus s’emparent au prix de lourdes pertes des villages de La Musette et de La Ville-aux-Bois. Partout ailleurs, il est bloqué. Trois bataillons de chasseurs se font massacrer au bord de la tranchée de Lutzow. Sous les rafales de pluie, de neige et de grêle qui interdisent toute reconnaissance aérienne, non soutenus par les batteries aveuglées, les fantassins partent et repartent de part et d’autre, avec un acharnement comparable à celui de Verdun. À l’armée Anthoine, la division marocaine avance Légion étrangère en tête. Les zouaves prennent d’assaut le mont Sans Nom, les légionnaires ne font pas de quartier dans le corps à corps de la tranchée du Croissant.
Tous les généraux réduisent leurs objectifs. Quand Pétain est informé de l’échec de la percée, il demande des renforts d’artillerie pour défendre les quelques positions acquises, et conquérir le mont Cornillet, dont les observatoires commandent la bataille. Pourtant Nivelle s’obstine. Il télégraphie à Pétain au soir du 17 de « poursuivre l’offensive ».
On entre ainsi dans une guerre de position qui promet à l’armée la même usure qu’à Verdun, sans aucun espoir de décision. Le 18 avril, le général Mazel doit recommencer l’attaque du plateau et des hauteurs de Californie, où sont morts déjà tant de braves. Les poilus se font tuer à l’assaut de forteresses imprenables comme le mont Cornillet et le mont Spin : des fourmilières de défenses.
À Paris l’émotion est vive au Parlement. Le bouche à oreille se propage, avec les exagérations d’usage. Le gouvernement s’en inquiète : les amis de Painlevé attaquent au Parlement Briand, qui a nommé Nivelle. Seuls les Anglais soutiennent encore fortement le général : Haig a besoin d’une prolongation de l’offensive pour lancer sa propre attaque dans les Flandres, la seule qui lui importe, pour dégager les ports.
Des fantassins des régiments de Vannes, d’Alger et de Nantes montent en ligne le 18 pour soutenir l’armée Mangin. Est-ce le début d’une interminable noria qui va de nouveau sacrifier les divisions de l’armée française dans des assauts stériles ? Déjà le 171 e de Belfort et le 294 e de Bar-le-Duc sont en route pour assurer la relève, dès que les blessés et les morts seront trop nombreux pour tenir les lignes de crête.
Ceux de Fontainebleau, au 20 e corps, ont disparu dans la tourmente. Le 133 e des Jurassiens de Belley monte en ligne pour les remplacer. On fait descendre deux divisions de l’armée du Nord pour renforcer la X e armée promise à l’attaque et le 233 e régiment de réservistes d’Arras vient au secours des survivants du 33 e , perdus dans les tranchées autour de Craonne.
Les poilus du 1 er corps, des soldats d’élite, sont « privés de sommeil, immobilisés sous la pluie et dans la boue » sans rien à boire ni à manger. Les roulantes ne peuvent arriver jusqu’à eux, le ravitaillement ne suit pas. Ils manquent de munitions et sont « physiquement épuisés ». Il faut les remplacer d’urgence : la noria de Verdun se met en place sur les routes glacées ou boueuses de la vallée de l’Aisne et du Chemin des Dames.
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L’artillerie a du mal à prêter main-forte aux attaquants, quand on lui demande de « s’avancer au plus près ». On attelle jusqu’à dix-huit chevaux pour faire gravir aux pièces lourdes les pentes boueuses du Chemin des Dames, que les caterpillars n’ont pu mordre. Mais les chevaux tombent par milliers. Ils sont déjà, pour la plupart, espagnols, canadiens ou américains. Un ancien cow-boy français mobilisé aux
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