Les Poilus (La France sacrifiée)
régiment a confiance, dit un biffin ; le plus ennuyeux, c’est la pluie qui tombe toujours, avec des bourrasques de neige qui s’annoncent, et le froid très vif dans les tranchées, qui glace les os des Sénégalais. »
Les hommes sont réveillés depuis 3 h 30, le lundi 16 avril. Aucune fusée, aucun signal. Les boyaux envahis d’eau n’ont pas permis de dormir. Les tirailleurs sont transis de froid. Les poilus croisent sur leurs poitrines les courroies de la musette à grenades et de la musette à vivres, portent en sautoir la couverture et la toile de tente, le masque à gaz, et rangent cent vingt cartouches dans leur cartouchière, une pelle sur le dos pour les trous individuels, et, naturellement, le Lebel. La gourde est pleine de pinard. Avant 6 heures, ils boivent le quart de gnôle et le café qui précèdent le bond dans l’inconnu. Les plus anxieux échangent les adresses des personnes à prévenir, si l’on ne revient pas. Les officiers dénombrent fiévreusement sur la carte les lignes de tranchées qu’ils devront enlever : elles s’appellent Kreutzer, Dresde ou Brahms.
La première vague est massacrée. Ceux du 1 er corps de l’armée Mazel devaient enlever les positions de Craonne, des plateaux de Vauclerc et de Californie, les plus fournis en abris défensifs. Les plus beaux régiments devaient y laisser leurs effectifs : le 1 er , de Cambrai, le plus ancien de France, relayait, à 10 h 30, d’autres unités déjà décimées. Les soldats étaient fauchés en un quart d’heure par des nids de mitrailleuses non détruits. Les survivants de Verdun et de la Somme étaient venus mourir à Craonne.
Un caporal de Boulogne-sur-Mer était plaqué dans un trou d’obus. Impossible d’en sortir, tant le feu des mitrailleuses était serré. « Un jeune de la classe 17, raconte-t-il, dont c’était la première attaque, gémissait, blessé […] Je l’encourageais, lui tendais mon fusil pour le tirer jusqu’à moi. Dès qu’il fit un mouvement pour le saisir, des balles l’achevèrent [73] » Ce poilu n’avait pas vingt ans.
Tout ce que peuvent réussir les soldats d’élite du 1 er régiment est de s’enterrer jusqu’au soir. En quelques heures, le corps d’armée a perdu 6 500 hommes. « Les régiments, explique le général Mutteau qui commandait l’unité [74] , ont été pris presque aussitôt sous le feu d’innombrables mitrailleuses que des casemates bétonnées ou des cavernes naturelles avaient soustraites à l’action du bombardement […] Dans la plaine à l’est de Craonne, un grand nombre d’entre elles se sont révélées en plein champ, sans que des photographies, prises dans ces derniers temps, aient pu en faire soupçonner la présence. » Elles étaient enfouies dans des puits profonds, à l’abri des plus lourds calibres, et les équipages sortaient au dernier moment pour mettre leurs mitrailleuses légères en position de tir.
Les poilus du 201 e de Cambrai attaquent au nord de Craonnelle. Ils doivent parcourir neuf cents mètres à découvert avant d’arriver au pied de la falaise rocheuse hérissée de défenses. Entreprise folle ! Dans le ravin Sans Nom, « des violettes, et la neige tombe ». Le régiment franchit le ruisseau, et se terre sous une avalanche de balles. À 10 heures, l’attaque reprend, précédée d’un matraquage d’artillerie.
Un capitaine de vingt-trois ans, Battet, à peine sorti de Saint-Cyr, enlève les siens sur la pente du Tourillon. À la grenade, les poilus progressent par bonds. Beaucoup sont blessés. Comment les enlever ? La moitié des brancardiers sont morts. Les blessés geignent dans la neige, à la tombée de la nuit. Le régiment a pu s’accrocher sur la crête, mais il est sans soutien, épuisé, à la merci d’une contre-attaque. On aperçoit sur le champ de bataille des monceaux de corps entassés, aux capotes bleu horizon.
Les plateaux de Vauclerc et de Californie sont imprenables. Les hommes s’y épuisent. L’artillerie française presque totalement aveugle tire sur ses propres troupes. « On massacre mon régiment ! » crie un colonel du 127 e de Valenciennes. Les forteresses de Craonne ont résisté. La brigade russe s’est fait massacrer dans le massif de Brimont, avec la 41 e division. L’attaque de la V e armée a échoué. Vers l’est, elle comptait sur l’appui des chars du commandant Bossut pour percer dans la trouée de Reims. Les tanks réussiraient-ils, là où les
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