Les Poilus (La France sacrifiée)
États-Unis est engagé à Saint-Nazaire pour dresser en quinze jours, par un procédé ingénieux, les mustangs sauvages que livrent les maquignons américains sans vergogne. Il restera dans cet emploi précieux pendant toute la guerre.
Pétain a poussé en avant les bataillons d’Afrique et les zouaves d’Algérie pour s’emparer de positions où il veut installer des observatoires entourés de retranchements solides, puisque le sort de la bataille dépend plus que jamais de l’efficacité du tir d’artillerie, qui seul peut éviter ou réduire le sacrifice de l’infanterie. Les Marocains de Degoutte et les légionnaires ont attaqué dans les rafales de neige une position forte, le Konstanzlager, conquis à l’arraché. L’état-major ne sait pas quelle est la situation des troupes en première ligne, dans le lacis des tranchées défoncées.
Pétain veut tracer des routes sur les quelques positions acquises, pour les conserver à toute force. C’est à ses yeux le seul profit véritable de l’offensive. Il n’a jamais cru à la percée du front. Il demande à cor et à cri au gouvernement des canons lourds et des manœuvres. Impossible d’exiger des soldats épuisés des travaux de terrassement.
Il faut plus que jamais faire appel à la main-d’œuvre étrangère rémunérée par contrat. Mais les Italiens déjà engagés sont des civils qui refusent à chaque instant le travail, parce qu’il met leur vie en danger, ce qui n’était pas prévu à leur départ. L’état-major envisage de recruter 80 000 Chinois et 35 000 Indochinois qui seront « constitués en unités encadrées et soumises à la discipline militaire ». Naturellement ces coolies ne pourront pas refuser d’être affectés aux travaux de première ligne, même s’ils ont été recrutés comme travailleurs civils.
Du 19 au 22 avril, les opérations se ralentissent. Les poilus se demandent si l’offensive est arrêtée. Le moral s’en trouve atteint. Les chirurgiens militaires eux-mêmes, qui opèrent vingt-quatre heures sur vingt-quatre (jusqu’à trente-deux opérations), éprouvent des baisses de tension.
Le Rouennais Albert Martin [77] va rejoindre l’arrière au moment où commence l’offensive du Chemin des Dames. À plus de cinquante ans, il doit céder sa place au front, où son ambulance reste présente, à Beaurieux, près de Craonne. « Il y a, explique-t-il, des moments de découragement, même des instants où, par lâcheté, par écœurement ou par excès de sensibilité, on voudrait fuir en enfer. »
Mais il faut tenir. Le chirurgien, avant son départ vers l’arrière, explique à un territorial servant dans son ambulance comme brancardier : « Si nous n’allions pas jusqu’au bout, son fils et le mien auraient des chances de revoir pareilles horreurs et d’en être plus que des témoins, mais encore des acteurs. C’est le raisonnement qu’on fait pour se donner du cœur et tenir. »
Le chirurgien s’en afflige. La guerre est pour lui « une plaie qui saigne très abondamment de temps en temps, à Verdun, dans la Somme », puis au Chemin des Dames. « L’écoulement diminue un peu, mais il ne s’arrête jamais. Et, finalement, c’est l’épuisement. »
En a-t-il opéré, des agriculteurs normands ou picards, leur enlevant jusqu’à trois membres pour leur sauver la vie ! Il n’a pas pu empêcher de mourir « un pauvre diable qui avait sept perforations intestinales » : une rafale de mitrailleuse. Il a soigné de nombreux blessés de 75 français.
Il sait que les blessés, quand ils arrivent à son antenne, ont subi de dix à onze heures de transport sur des brancards, puis sur les planches rugueuses d’une voiture tirée par des chevaux depuis les lignes. Quand ils sont arrivés au centre de soins, s’ils survivent, il leur est interdit de recevoir des visites, et même d’écrire à leurs familles. Le chirurgien reçoit la lettre d’une mère au sujet de son fils qu’il a opéré. Il est mort depuis huit jours. Personne n’a prévenu les siens.
On ne peut pas imaginer, dit le docteur Martin, « ce qu’est la salle d’opération d’une ambulance du front ». Dans des caves, des baraques de planches, sous des tentes, les chirurgiens sont submergés, comme à Verdun. Les intransportables restent sur place après l’opération, attendant le plus souvent la mort. Un quart environ des blessés graves passent de vie à trépas après quelques minutes, sans que leur
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