Les Poilus (La France sacrifiée)
mitrailleuses. Selon le lieutenant du Montcel [75] ils étaient montés en ligne « transis et malheureux » et semblaient « dépaysés et tristes ». On avait dû les relever, mais ils s’étaient enfuis avant l’arrivée des fantassins du 144 e de Bordeaux qui avaient découvert dans les tranchées les corps entassés pêle-mêle des Allemands et des Sénégalais.
Des soldats du régiment de la reine Augusta étaient alors sortis de leur abri. « Ils me firent comprendre, dit un sergent, qu’ils avaient attendu que les Blancs aient remplacé les Noirs » pour se rendre. Levés dans leur pays par des procédés de recrutement brutaux, ces Africains hâtivement instruits, incomplètement équipés et armés, étaient venus mourir dans la boue de l’Aisne, sous des rafales de pluie, au point le plus dur de la défense allemande, sans soutien d’artillerie ni des mitrailleuses.
À 15 heures, le général Blondlat, commandant de la 15 e division coloniale, fait savoir que les pertes sont immenses et « qu’il ne peut être demandé aux hommes d’entamer un nouvel effort offensif ». Pour ceux du 20 e corps qui attaquent la sucrerie de Cerny, pas de répit. La position est impossible à enlever. Ses réseaux de fils de fer barbelés et ses abris bétonnés sont presque intacts. Les fantassins de la vague d’assaut s’y cassent les dents. Ils doivent la contourner pour s’emparer de trois positions successives de tranchées allemandes, au prix de terribles pertes.
Les compagnies doivent arrêter, dans l’après-midi, des contre-attaques nombreuses menées par petits groupes, à la grenade. La 127 e division du corps de Mitry, sur un terrain semé d’embûches, de barres de mines enfouies dont seule la tête dépasse, de pièges à loups, de fosses cachées, est décimée par les mitrailleuses sous abris dès les premières lignes. Non seulement l’attaque est brisée net, mais les poilus de Belfort doivent faire face à de furieux assauts à la grenade en se retranchant sur des positions intenables. Les fantassins du 132 e de Reims n’ont plus d’officiers. Ils comptent leurs morts.
Ainsi le 20 e corps n’avait pas mieux réussi que les coloniaux. Les Marocains de Pellé avaient été fauchés au-delà du Chemin des Dames, qu’ils avaient pourtant franchi de vive force. La sucrerie de Cerny restait intacte. À l’ouest du front, la 2 e division coloniale n’avait pu maintenir son avance vers le moulin de Laffaux. La ferme Moisy et le mont des Singes, emportés par le 7 e régiment de marsouins, avaient été repris.
« L’ennemi est doté de plus de mitrailleuses qu’il ne l’a jamais été », rapporte l’officier de liaison Tournès à Nivelle. La journée du 16 avril, malgré la prise héroïque de quelques positions, est un échec sanglant. Faut-il poursuivre ? Oui, répond Nivelle, qui s’est accordé quarante-huit heures pour vaincre.
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Pour la journée du 17 avril, il compte sur l’armée Anthoine, à l’est du dispositif, pour couvrir la percée de l’armée Mazel au centre, Mangin étant réduit vers l’ouest à la défensive. L’échec des coloniaux, en particulier des Sénégalais, a marqué la VI e armée qui bataille désormais dans les trous d’obus pour conserver les points acquis sur la ligne des crêtes.
L’armée de Mangin est impuissante et se consume pour de maigres avancées. « Nous en sommes aux combats de boyaux, écrit l’officier de liaison Nicolas, ces convulsions ne peuvent conduire à rien de décisif. » Les Marocains de la 39 e division, les zouaves du 1 er régiment doivent se faire tuer sur place dans la tranchée de la Déva, prise et reprise sans cesse dans de furieux corps à corps. Les Basques et les Béarnais des 18 e et 34 e régiments qui ont perdu beaucoup des leurs en donnant l’assaut au village de Craonne se font ensuite massacrer par le tir de barrage.
Jamais la brutalisation des combats n’a été plus intense qu’à Craonne ou sur le plateau de Vauclerc, où combattent les unités de l’armée Mazel. Un caporal du 57 e de Livourne raconte la mêlée dans la Grande Tranchée, qui barrait le plateau des Casemates, entre celui de Californie et celui de Vauclerc [76] . « La tranchée s’emplit de cris de rage, des baïonnettes luisent, les dents grincent, les yeux s’injectent de sang. » Un sergent « écarte tout le monde et bégaye de fureur : ils ont tué mon frère ». Il lance une grenade dans une sape
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