Les Poilus (La France sacrifiée)
renforts ennemis avaient contre-attaqué sans relâche. « Nous nous sommes trouvés entre deux feux, disait un soldat du 65 e de Nantes. Boches devant, Boches derrière. Nous n’avons plus d’officiers. À la compagnie, nous étions 180. On est à peine 40 à présent. » On comptait à certains endroits une mitrailleuse allemande tous les dix mètres : un mur de feu. Et l’attaque reprenait néanmoins le 6 mai, avec une inutile obstination. À 18 heures, le général Maistre, qui remplaçait Mangin, ordonnait enfin l’arrêt de l’offensive sur le front de la VI e armée.
À la X e de Duchesne, une division entière s’était fait massacrer autour de Craonne ; les fantassins de Lille et de La Rochelle avaient exterminé les soldats de la Garde prussienne, mais ils avaient dû être remplacés le soir même, parce qu’ils ne pouvaient plus poursuivre le combat. L’attaque sur Chevreux avait échoué, mais la lutte se poursuivait dans ce secteur, acharnée, sans relâche, jusqu’au 9 mai à midi. L’offensive était un désastre. L’armée avait perdu près de 140 000 hommes, dont au moins 30 000 morts, selon les estimations les plus crédibles. 24 divisions étaient hors de combat, soit un quart environ de l’armée française.
Pétain hérite de cette situation catastrophique, au moment où l’armée russe, selon ses propres termes, « n’est plus qu’une façade ». Il sait qu’une affaire de refus de monter en ligne a été signalée dès le 16 avril, au début de l’offensive, dans le secteur de la ferme du Choléra. Au 151 e régiment de Saint-Quentin engagé dans l’attaque de l’armée Mazel, les hommes ont tous bravé la mort pour enlever la position. Mais un caporal et cinq hommes en proie à l’épouvante ne sont pas sortis de l’abri. Ils ont été jugés et condamnés à mort le 9 juin, mais ils n’ont pas été exécutés, tant on redoute l’extension de la mutinerie [80] .
Les jeunes de la classe 17 n’exprimaient aucune révolte contre la guerre et n’étaient pas suspects de pacifisme ou d’activités politiques. Ils estimaient qu’après une instruction bâclée il était inhumain de les plonger dans le creuset brûlant de la guerre, où ils étaient sûrs de disparaître.
Un autre cas semblable, plus grave, avait éprouvé la division Mordacq, dans la IV e armée d’Anthoine. Des soldats du 108 e régiment de Bergerac, maintes fois recomplété pour ses lourdes pertes depuis le début de la guerre, avaient été transportés par camions et engagés dans des conditions très périlleuses, le 17 avril. L’unité avait été laminée. Les survivants ne voulaient plus repartir. Dix-sept d’entre eux levaient la crosse en l’air. Ils entendaient ainsi protester contre l’inutilité d’une offensive meurtrière, une préparation bâclée, un soutien insuffisant de l’artillerie. La légèreté du commandement à l’égard des poilus leur semblait insupportable. L’armée française couvait déjà la mutinerie.
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On leur avait tant promis la victoire « sûre, facile et rapide » ! On avait tant fait appel à leur « confiance », à leur « courage », à leur « esprit de sacrifice » ! Ils avaient répondu à l’appel, au-delà du possible. Chaque division avait été en moyenne engagée dix fois depuis le début de la guerre, et jusqu’à dix-sept fois. Le 19 e bataillon de chasseurs d’Épernay, pour un effectif de huit cents, avait perdu trois mille hommes depuis août 1914. Les renforts le reconstituaient constamment. Rares devenaient ceux qui pouvaient se flatter d’avoir combattu à Charleroi ou à la Marne sans recevoir une seule blessure. Les « bleuets » étaient eux-mêmes des morts en sursis.
Et cependant ils étaient montés en ligne, ils avaient franchi le parapet alors que l’offensive avait été plusieurs fois remise, au détriment de leurs nerfs. Ils avaient attendu sous la pluie et la neige l’heure d’en découdre pour tomber sur des positions intactes, sur des nids de mitrailleuses, sur le gruyère inaccessible du mont Spin et du Téton de Champagne. Une fois de plus, ils étaient floués. L’offensive n’avait aucune chance de réussir et tournait au massacre. Était-il étonnant que la confiance disparaisse ?
Le pire était l’accalmie qui avait suivi la première hécatombe. Dix jours au plus pour les unités qui avaient été retirées pour avoir perdu un tiers au moins de leur effectif, selon la norme
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