Les Poilus (La France sacrifiée)
tenaient les secteurs, bien décidés à empêcher les Allemands de passer. « Moi je demande aussi la fin de la guerre, mais les Boches sont toujours chez nous », disait un fantassin dans la tranchée du 21 e de Langres, où l’on parlait de « laisser tout en plan ». Il n’avait jamais été vraiment question d’abandonner les lignes. Les Allemands avaient toujours été tenus à distance. La prise en considération des revendications des poilus pouvait seule, en profondeur, après une longue période de récupération, mettre un terme à cette grève de la guerre.
Mais on avait frappé les officiers, insulté les « têtes galonnées », bousculé les gendarmes, bafoué l’autorité, menacé de prendre les gares d’assaut pour marcher sur Paris, organisé à l’arrière du front, dans les centres de repos, des défilés séditieux, avec banderoles et drapeaux rouges, comme dans les grèves générales d’avant la guerre. La répression se devait de rétablir le plus tôt possible la discipline militaire, avec l’aide des régiments coloniaux et des renforts de troupes solides.
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Il appartenait à Pétain de la réduire au minimum : un rapport du 3 e bureau dénombrait les causes de la mutinerie, mauvais effets de l’ivresse à l’arrière immédiat des lignes, erreurs de commandement, lâcheté des officiers, insuffisance du système des permissions, accablement dû aux échecs des offensives et aux trop grands efforts demandés, démoralisation par la presse. Pétain, partisan de la répression la plus énergique pendant les troubles, prenait du recul dès qu’ils avaient cessé, et se donnait pour but de rétablir le calme en profondeur.
D’abord, arrêter les offensives, décommander les actions prévues dans l’immédiat, se contenter de tenir les lignes. Les soldats veulent seulement changer la guerre, et non signer la paix à n’importe quel prix. Ils exigent qu’on fasse désormais leur guerre, celle des chefs de section, et non celle des généraux.
Surtout, qu’on les traite en citoyens, en hommes, qu’on change l’esprit de la guerre. Qu’on réforme le système scandaleux des permissions, qu’on affiche clairement, avec une justice rigoureuse, le « tour de perm » dans les lignes, qu’on assure un vrai repos à l’arrière immédiat, et qu’on cesse de loger les hommes sur la paille humide pour leur fournir des baraques chauffées, éclairées et des lits décents. Qu’on multiplie les roulantes pour mettre fin au supplice de la soupe froide, qu’on chasse les mercantis qui vendent le pinard à 50 % de plus que son prix. Qu’on organise les transports des permissionnaires pour qu’ils ne passent pas plusieurs jours dans les trains et les gares. Ils ont droit à ces égards. On le reconnaît un peu tard.
Les mutins prisonniers ne sont ni des agitateurs politiques (le seul instituteur socialiste et syndicaliste sera gracié), ils sont le plus souvent des hommes mariés mais aussi des jeunes, des cultivateurs mais aussi des commerçants, des artisans, quelques valets de chambre, garçons de café et même un gardien de la paix. Ils viennent de toutes les provinces de France, et pas seulement de Paris. Ils ont entre dix-neuf et quarante ans. On ne peut leur coller d’étiquette. Ils étaient des poilus exemplaires.
Les exécutions ont porté sur 43 hommes, pour 629 condamnés. Deux hommes manquaient à l’appel des pelotons : l’un s’était suicidé et l’autre, Moulia, s’était évadé.
Parmi les victimes, le caporal Dauphin, dont Poincaré n’a pas voulu signer la grâce, parce qu’il était caporal. Il était à la tête d’une bande de chasseurs à pied du 70 e bataillon de Grenoble qui criait « vive la Russie ! » [85] . Le groupe de mutins avait hué, menacé et agressé deux officiers qui tâchaient de les calmer. Ils s’étaient répandus dans les rues de Beuvardes, au début de la nuit, en criant « à bas la guerre ! À bas Poincaré ! À bas Ribot ! ». Ils tiraient en l’air, « balayant la rue ».
Ils avaient cerné la « maison des officiers » en criant « à bas la guerre ! ». Des pierres avaient volé dans les vitres. Les gradés avaient dû s’enfuir, poursuivis par les chasseurs déchaînés. Ils avaient mis le feu à une baraque Adrian où une compagnie refusait de se laisser entraîner. À l’aube, les cent cinquante mutins s’étaient calmés. Ils étaient, le 3 juin, « repentants » devant le
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