Les Poilus (La France sacrifiée)
étaient-ils relativement protégés par un appareil judiciaire, du moins dans les textes.
Car le commandement ne manque pas de regretter la mansuétude que lui ont imposée les politiques. Il ne réprouve pas toujours les exécutions sans jugement (comme celle d’un chasseur déserteur arrêté en civil dans les rues d’Arras) ou les fusillés par erreur tels les quatre poilus du 63 e régiment de Limoges.
Il estime de son devoir de réprimer durement les désertions de l’intérieur (15 000 au moins par an) qui concernent les permissionnaires ou les appelés qui abandonnent le convoi partant du dépôt, ainsi que les mutilations volontaires. Il pense que l’appel aux armées des récupérés de 1916 et surtout l’affectation dans les régiments de bagnards, de disciplinaires et de condamnés de droit commun fait plus pour la baisse du moral que les lenteurs de la justice militaire et les garanties accordées au poilu.
Nivelle, commandant de l’armée de Verdun en 1916, pense alors que les chefs d’unité ont une responsabilité dans la baisse du moral : tel ce général Weywada qui a monté avec sa 7 e division cinq attaques successives catastrophiques. Que dire du général Réveilhac, de la 60 e division, commandant à ses poilus bretons en secteur près de Souain d’« aller couper des fils de fer barbelés en plein jour » et de faire fusiller pour refus d’obéissance quatre caporaux ?
Le fléchissement du moral ne tient-il pas aussi au « problème des cadres » ? Ne vaut-il pas mieux sanctionner les lâches en les obligeant, dit Nivelle, « à des travaux pénibles et rebutants dans les sections de discipline » que d’attendre leur jugement ? Fayolle évoque la dureté de Pétain devant la découverte d’un groupe de quarante soldats mutilés à la main dans la même unité. « Il donne l’ordre de les lier et de les jeter de l’autre côté du parapet aux tranchées les plus rapprochées de l’ennemi. Ils y passeront la nuit. Il n’a pas dit si on les laisserait mourir de faim [83] . »
L’attitude la plus courante de l’état-major est d’attribuer la baisse du moral à la presse pacifiste que les permissionnaires peuvent lire. Sa section de renseignements aux armées accuse constamment le ministre de l’Intérieur Malvy de laisser se tramer un complot visant à la démoralisation du front et des arrières, dans l’espoir d’obtenir une paix blanche. Les rapports invoquent le lien entre les grèves d’avril et de mai dans les usines d’armement, le développement de la presse pacifiste et la multiplication des distributions de tracts aux armées. Il se trouve que les mutins n’appartiennent pas, le plus souvent, aux régiments dénoncés avec vigueur par les censeurs militaires comme les plus « gangrenés » par le pacifisme, comme par exemple le 45 e de Laon, dont le dépôt avait été transféré à Lorient, ou le 319 e de Lisieux.
Quelques unités, le 129 e du Havre par exemple, pourraient conforter la thèse du renseignement militaire. Il reste que les mutineries seront souvent dénoncées dans les états-majors comme le résultat d’une propagande organisée, même si Nivelle affirme en mars 1917 que la crise du moral est de la responsabilité entière du commandement. C’est à l’évidence un moyen d’éluder cette responsabilité que d’accuser la presse pacifiste et le pouvoir civil.
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Sur le terrain, les mutineries commencent sérieusement dès le 16 et le 17 avril, elles sont à leur maximum en mai et juin, puis disparaissent très progressivement jusqu’en janvier 1918, après une longue période de convalescence et de brusques sursauts isolés.
Elles concernent les unités engagées dans la bataille du Chemin des Dames ou celles qui sont menacées d’intervenir dans de nouvelles attaques au front. Ainsi, selon Guy Pédroncini, on n’enregistre plus de refus de monter en ligne dans les secteurs autour de Reims à partir du moment où le général Anthoine décide le 25 mai d’interrompre toute action offensive. Elles se concentrent dans la région de Soissons du 1 er au 6 juin, autour de Fismes, parce que les généraux des VI e et X e armées n’ont pas renoncé à livrer une bataille de l’Ailette. Quatre divisions mettent alors la crosse en l’air. Onze sur dix-sept sont touchées par le mouvement.
Cette révolte oblige le commandement à annuler l’offensive. « Il faut laisser le temps aux hommes qui ont eu la tête montée
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