Les Poilus (La France sacrifiée)
Personne ne sait plus comme lui démonter dans l’obscurité les mille pièces d’une mitrailleuse de Saint-Étienne. C’est, déjà, un ancien combattant qui montre aux bleus ses brisques et ses blessures. Ceux qui montent au front en mai 1918 n’auront pas comme lui le temps de vieillir en tranchée. Ils seront morts avant.
Ils quittent les gares en silence derrière un cordon de gendarmes, les jours où l’on craint des manifestations. On ne les laisse pas rencontrer les permissionnaires qui sortent de la gare par des portes spéciales, également encadrés. Le climat est à la méfiance, à la surveillance. Après l’offensive du 21 mars, les policiers arrêtent par dizaines dans Paris les titulaires de fausses permissions ou les retardataires cachés dans les garnis [106] .
Certains parviennent à échapper longtemps aux rafles et aux contrôles. Un fantassin du 94 e régiment de Bar-le-Duc était en cavale depuis le 17 mars quand il a été reconduit à Paris, le 30 juin. Un fugitif du 97 e de Chambéry réussirait à se cacher jusqu’à l’armistice, avec des faux papiers. Il avait quitté son corps en pleine bataille, le 28 mars. Un soldat de vingt ans, Fernand Guenouille, avait abandonné le 170 e d’Épinal, au repos à Billy. Il ne voulait pas remonter en ligne. Un artilleur, déjà blessé à vingt ans, quittait l’hôpital de Coulommiers pour rejoindre son corps à Noisy-le-Sec. On s’était hâté de le déclarer bon pour le retour au front. Il avait alors changé d’identité et trouvé refuge dans un hôtel de passe.
La police arrêtait une approvisionneuse aux Halles, Augustine Bloch, accusée de recel de déserteurs. Un monde souterrain d’entraide aux fugitifs s’organisait dans ce quartier. Les prises étaient si nombreuses, surtout parmi les jeunes embarquant pour la première fois à la gare de l’Est, que l’on avait nuancé la terminologie juridique : à côté des déserteurs et des insoumis, on distinguait désormais le délit d’« absence illégale ». La place de Paris ne s’encombrait pas de procédure et acheminait, selon la gravité de la faute, les soldats vers leur corps ou dans les compagnies disciplinaires.
Les appelés grimpaient dans les trains sans protester, mais sans enthousiasme apparent, sans manifestations de soutien. D’autant que les menaces qui se précisaient contre la capitale constamment bombardée et en partie évacuée par les civils mettaient en sourdine la propagande pacifiste et les manifestations contre la guerre. Bon gré mal gré, les bleus étaient tenus de faire leur devoir, plus que jamais, même s’ils avaient au cœur un sentiment de révolte contre la « boucherie », de répulsion contre la guerre sans fin. L’ennemi était aux portes, et son canon frappait. C’était l’heure de la dernière bataille.
Quant aux soldats du front, les plus anciens étaient si habitués aux coups durs que l’angoisse d’une nouvelle offensive ne les effrayait nullement. André Léautey, artilleur au 44 e du Mans, engagé volontaire, recruté tardivement pour cause de myopie et d’albumine [107] , avait été heureux d’être pris comme pointeur sur pièce de 90, puis comme téléphoniste. Il avait échappé à mille morts avant de se retrouver en congé de maladie à Paris en février 1918. Il avait été contrôlé lors d’une rafle de police à la sortie de Bobino, mais ses papiers étaient en règle. Ce candidat à l’École des beaux-arts avait perdu, après trois ans de campagne très durs, l’enthousiasme de ses débuts. Il était déçu de ne pas avoir son congé de santé prolongé par le major.
De retour au central de l’artillerie divisionnaire, il posait de nouveau des lignes dans la neige et réparait les postes de TSF endommagés. La Champagne n’était pas visée par l’offensive Ludendorff de mars, et cependant les lignes autour de Brimont étaient malmenées par des bombardements fréquents, qui avaient fait croire à Pétain que les Allemands voulaient aussi attaquer dans cet axe. Le lieutenant du soldat Léautey avait eu le crâne arraché par un obus.
En avril, l’unité avait quitté la Champagne pour gagner les bords de Marne près d’Épernay. Les bombardements allemands se succédaient pendant tout le mois d’avril, comme si le front était menacé. En écoutant la radio, André apprenait que les Allemands attaquaient de nouveau sur la Somme vers Montdidier, et que les poilus s’étaient fait
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