Les Poilus (La France sacrifiée)
nouvelles mesures arbitraires, et moins encore, faute d’informations, les crimes de guerre.
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Ignorait-on les forfaits des nazis en Pologne ? Le Vatican ne s’était pas manifesté en 1914 malgré les protestations du cardinal archevêque de Malines contre les exactions de l’armée allemande en Belgique, mais les crimes commis en Pologne l’obligeraient à s’exprimer. Au moins 50 000 personnes avaient été assassinées en Poméranie au cours de l’opération Intelligenzaktion. On sortait du cadre des représailles à la prussienne pour entrer dans la guerre d’extermination raciale. Une « réserve juive » de 78 000 personnes déportées des territoires annexés était parquée autour de Lublin, mourant de froid et de faim. Plus tard le ghetto de Varsovie en 1941 compterait jusqu’à 500 000 Juifs prisonniers. Aucune intervention efficace du Vatican et nul secours des Américains, uniquement préoccupés pour l’heure de la préparation de leur guerre du Pacifique.
Le pape avait seulement exprimé sa compassion, le 20 octobre 1939. « La Pologne, avait-il dit, a bien droit à la sympathie humaine et fraternelle du monde entier. » Les autorités nazies refusaient aux envoyés du Vatican et à ceux de la Croix-Rouge l’accès à Varsovie, on apprenait que 3 000 prêtres étaient captifs dans des camps de concentration, et que 700 étaient déjà morts. Quand on sut le massacre des malades mentaux par les gaz dans les hôpitaux, les autorités religieuses allemandes émirent des protestations, dès novembre 1940. La guerre avait changé de caractère. La tuerie organisée annonçait Auschwitz. On était sorti, dès la fin de 1940, avant l’entrée de la Wehrmacht en Russie, du cadre de la Première Guerre mondiale remis à jour. On entrait dans l’horreur absolue des crimes racistes que l’on étendrait à toute l’Europe.
La rupture était nette, spectaculaire, indiscutable. La guerre nazie était bien en apparence la simple extension à la population civile des charniers militaires de la Première Guerre. Mais elle était tout autre qu’une guerre civile à la soviétique, qui avait accumulé les massacres, notamment en Ukraine, tout autre que les purges staliniennes, qui envoyaient au goulag les « ennemis de classe », elle s’en prenait aux Juifs pour toutes les fausses raisons du monde, celles qui avaient construit l’antisémitisme en Europe, mais pour la seule raison véritable qu’ils étaient juifs, maudits, condamnés à mort par cela seul. Elle débouchait sur le massacre systématique, que l’on prétendait tenir secret, de six millions de Juifs dans les camps glacés de Pologne. Elle rendait possible la Shoah par un détournement raciste qui était en fait au cœur du nazisme. Elle permettait de traquer dans toute l’Europe, d’acheminer sur les réseaux de chemin de fer, d’utiliser les produits de l’industrie chimique, d’étudier les techniques de crémation des corps, d’organiser scientifiquement l’extermination qui n’avait aucune justification dans la logique de la guerre, mais seulement dans l’exaspération de la folie raciste et de la rage inhumaine de détruire. Ainsi se levait le soleil noir de la Shoah, devenue le symbole universel, engageant les siècles futurs, du crime majeur : l’éradication de l’humain dans l’homme. Toute tentative d’explication seulement historique ne pouvait être que réductrice.
Et pourtant seul l’esprit de guerre poussé à ses limites ultimes avait permis de matérialiser le crime majeur, donné à ses auteurs sinistres les moyens de le perpétrer. Il n’y avait évidemment aucune commune mesure entre ces criminels et les responsables de la Première Guerre, celle qui avait abouti au dérèglement général. À tout le moins l’histoire pouvait-elle prétendre rechercher les causes profondes du premier engagement fatal, par une tentative de catharsis forcément limitée à la politique des États, aux motivations des hommes d’État, et tout particulièrement de ceux du II e Reich qui avaient conçu et lancé la première machine de guerre dans un climat d’affrontement impérialiste et de lutte pour le pouvoir planétaire ou, dans le cas de la Russie, de la Turquie et de l’Autriche-Hongrie, pour la survie des Empires. Il ne s’agissait pas de rouvrir le débat sur la responsabilité de la guerre, mais bien pour les historiens allemands de s’interroger sur la responsabilité propre de leurs
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