Les Poilus (La France sacrifiée)
est-il injuste et vain de faire porter sur les hommes politiques allemands la seule responsabilité du drame de 1914. Il est encore plus inadmissible de les considérer comme les initiateurs de l’hitlérisme. Fischer n’est pas tombé dans ce panneau. Il a toujours refusé de considérer les mobiles de Bethmann-Hollweg comme identiques à ceux de Hitler. Mais la tradition militaire, diplomatique, bureaucratique a joué pour imposer la « continuité » d’une certaine politique de guerre, jusqu’à reconduire en 1939 les buts de guerre de 1914 et surtout de 1918. Aucune fatalité historique ne devait mettre en place le système nazi, il n’y a pas de destin particulier du peuple allemand, il n’échappe pas à l’histoire universelle. Pas plus qu’il n’était dans la destinée du peuple russe de construire le premier État totalitaire communiste. Quelle que soit l’issue de la nouvelle « querelle des historiens » qui fait rage en Allemagne depuis la fin des années 80, et qui discute sur le point de savoir si l’hitlérisme est ou non la réplique donnée par le nationalisme allemand au bolchevisme de Lénine et Staline, les massacres de l’un précédant et justifiant en quelque sorte les horreurs nazies, il est clair que la thèse d’Ernst Nolte n’intervient nullement dans l’explication de la reprise de la guerre. Elle ne rend compte en rien, sinon par incidences, du fait fondamental que, dans les configurations des intérêts et des passions qui ont porté Hitler au pouvoir en Allemagne, dans l’ignorance du développement futur monstrueux de cette calamiteuse initiative, la reprise de la guerre, celle des nations, était inscrite. Une guerre de trente ans.
Les futurs poilus des tranchées de 1915 savaient-ils qu’ils vivraient quatre ans dans la boue, bravant la mort chaque jour ? Pouvaient-ils imaginer qu’ils repartiraient en ligne en 1939, après vingt ans de fausse paix ? Les pertes subies par l’ensemble des belligérants au cours de la Première Guerre mondiale sont immenses : sur soixante millions de mobilisés, neuf millions ont été tués au feu. Sur huit millions de mobilisés français, on compte, selon les archives officielles de l’armée, 1 397 000 morts, essentiellement dans l’infanterie, sans compter les disparus et les blessés : quatre soldats sur dix ont reçu au moins une blessure, la moitié des blessés l’ont été deux fois, parfois trois ou quatre. La guerre a laissé à la diligence du ministère des Anciens Combattants le service de pensions d’invalidité à deux millions d’hommes, et à 300 000 mutilés dont les aveugles de guerre et les blessés de la face récemment étudiés par Sophie Delaporte [10] .
Ces chiffres couvrent une période de guerre longue de 1 560 jours et sont, pour la France, sans commune mesure avec ceux de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont touché pratiquement toutes les familles françaises. Il n’est pas surprenant que quatre-vingts ans plus tard, même après la disparition des derniers témoins, cette guerre ait laissé un souvenir collectif très vivace pour une nation qui ne comptait, en 1914, que trente-neuf millions d’habitants et quarante-deux en 1939, contre soixante-dix millions d’Allemands.
Les pertes étaient d’autant plus vivement ressenties par les combattants qu’elles provenaient de la pratique des guerres nationales livrées par des armées de masse issues de la conscription, pratique qualifiée récemment par un historien américain, George L. Mosse, de brutalization [11] . L’enjeu patriotique des guerres les conduirait à une recherche de la victoire à tout prix, au prix des horreurs accumulées et couvertes par la propagande. De la sorte, le massacre de grandes masses de mobilisés de 1914-1918, puis de 1939-1945, sans oublier les populations civiles, trouverait sa source dans le principe de la guerre nationale impliquant le sacrifice consenti des citoyens. Une guerre livrée pour la première fois à l’Europe par les armées de la Révolution française. L’exécution de Louis XVI aurait, selon Mosse, rendu cette guerre inexorable.
On peut ne pas suivre aveuglément l’historien américain dans les prémisses d’une analyse qui n’a pour but que de dénoncer avec de justes raisons la sacralisation de la guerre et le développement du culte du héros mort qui envahit l’Europe de 1919 à 1939, permettant ainsi, entre beaucoup d’autres facteurs, la reprise des hostilités. Il
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