Les Poilus (La France sacrifiée)
frauduleuse. Qu’avaient de commun Bethmann-Hollweg, Stresemann et Hitler ? En réalité, le chancelier de 1914 avait progressivement perdu pied devant les exigences de l’état-major devenu le maître du pays en 1917. On ne pouvait confondre Bethmann-Hollweg avec les pangermanistes.
Les historiens français étaient, avec Pierre Renouvin, les défenseurs d’une thèse de la responsabilité partagée : Poincaré s’était gardé de retenir les Russes, comme le Kaiser avait accepté de soutenir François-Joseph, tant ils craignaient que leurs alliés ne pussent prendre part au conflit. Ils considéraient la polémique allemande comme une affaire intérieure, une sorte d’examen de conscience national.
De la sorte, rien n’était changé depuis la publication, en 1951, d’un document mixte à la suite de la rencontre de deux délégations française et allemande dirigées par Gerhard Ritter et Pierre Renouvin : « Les documents ne permettent pas d’attribuer en 1914 une volonté préméditée de guerre européenne à aucun gouvernement ou à aucun peuple. La méfiance était au plus haut point, et, dans les milieux dirigeants, régnait l’idée que la guerre était inévitable. Chacun attribuait à l’autre des pensées d’agression. Chacun acceptait le risque d’une guerre […] Les peuples allemand et français ne voulaient pas la guerre, mais en Allemagne, surtout dans les cercles militaires, on était plus disposé qu’en France à accepter l’éventualité d’un conflit. Cette disposition tenait à la place qu’occupait l’armée dans la société allemande ; en outre, l’Allemagne s’est toujours sentie, du fait de sa situation géographique au centre de l’Europe, particulièrement menacée par les alliances entre ses adversaires possibles. La coopération franco-russe fut ressentie du côté allemand comme un danger direct [8] »
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Comment ne pas convenir cependant, après Fischer, que l’Allemagne est entrée, dès août 1914 et non pas avec l’avènement de Hitler, dans le tourbillon trentenaire de la violence ? Non par une sorte de fatalité, par un enchaînement inéluctable des causes et des effets. Il n’y a pas de mécanique de l’Histoire, mais des forces profondes qui surgissent, donnant rétrospectivement un sens aux événements qui ont précédé la catastrophe. On ne peut sans doute pas évoquer les neuf millions de tués de la Première Guerre mondiale sans partir des ruines fumantes de Berlin en 1945. C’est l’après qui donne son sens tragique à l’avant.
De la sorte, qu’on discute les arguments de Fischer, qu’on estime caricatural et indécent son portrait de Bethmann-Hollweg importe peu. Que les dirigeants de 1914 aient reculé devant la guerre, selon les reproches amers de Hitler, qu’ils l’aient déclarée au dernier moment, quand il ne leur paraissait plus possible de l’éviter, n’empêche pas ce premier massacre collectif, cette première grande guerre européenne de s’être prolongée jusqu’à la ruine de l’Europe, avant de repartir, sous les effets de la crise mondiale de 1929 et de la menace communiste intérieure et extérieure aux États (et non sous les dramatiques effets psychologiques pourtant indiscutables du traité de Versailles, mais qui n’ont jamais servi que de prétextes à l’action de Hitler), dans un nouveau cycle d’horreurs qui ont culminé, après le massacre des Polonais et des populations civiles d’URSS, par la Shoah.
Un historien germaniste aussi modéré, aussi convaincu de la responsabilité partagée des belligérants de 1914 que Jacques Droz a pu écrire en 1973 (2) : « Le succès de Hitler n’aurait sans doute pas été aussi facile si les historiens allemands avaient pris leurs distances à l’égard d’une politique de puissance qui couvrait les aspirations de l’impérialisme wilhelminien. » Citant l’Autrichien Fellner [9] , il ajoute : « Ces historiens [allemands] se fussent-ils abstenus de fournir des preuves à la dénonciation démagogique du Diktat de Versailles [réitérée par le chancelier Schroeder dans une déclaration à l’occasion du 11 novembre 1998], un argument de poids aurait été certes retiré à la propagande hitlérienne. » La « révision déchirante » proposée par Fischer était, selon Droz, « passagèrement impopulaire, mais nécessaire ». Son livre « n’est pas un livre d’histoire, mais un livre qui fait l’histoire ».
Sans doute
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