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Les Poilus (La France sacrifiée)

Les Poilus (La France sacrifiée)

Titel: Les Poilus (La France sacrifiée) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Miquel
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ignorent tout des débuts de la guerre. Ils font cercle autour du télégraphe de la sous-préfecture, pour avoir des nouvelles de Paris.
    Le ministre de l’Intérieur expédie tous les soirs un télégramme officiel que les préfets répercuteront sur les sous-préfectures. On attend l’émissaire dans les petites villes à partir de huit heures du matin. C’est l’attroupement. Le sous-préfet lit les nouvelles devant un petit cercle de privilégiés, les notables, les élus, les curés, les directeurs d’école. Les informations sont naturellement rassurantes et édifiantes. Tout va toujours très bien pour les Français, et les Allemands se conduisent comme des sauvages dans les régions qu’ils traversent en Belgique.
    Les dépêches sont affichées dans les communes. Dans chaque chef-lieu d’arrondissement, on publie bientôt Les Nouvelles officielles, qui paraîtront pendant un mois. Des « autographistes » recopient les tirés sur la « presse à copier » et les tambours de ville crieront sur les places que Les Nouvelles sont vendues au profit de la Croix-Rouge. On pense déjà à soutenir le moral de l’arrière. On ne peut pas savoir, à Marmande ou à Lannion, qu’à l’Élysée le président de la République Poincaré et son ministre de la Guerre Messimy sont aussi ignorants de la marche des armées allemandes que le dernier des sous-préfets.
    Les hommes des dépôts, presque aussitôt enfournés dans les trains de la frontière, sont les moins informés de tous. Ils ne reçoivent que des bribes de nouvelles, ou des bobards qu’ils répètent pour passer le temps. Il est déjà bien entendu que les troupes de l’avant ne doivent rien connaître de l’arrière, et l’arrière rester ignorant de la situation des hommes expédiés au combat. La cassure est faite.
    Passent les hommes jeunes, groupés en grappes, joyeux, à la porte des wagons, déjà oublieux de la vie civile, de l’avant-guerre. Pour Joseph Delteil, pêcheur de truites dans l’Aude, bientôt recruté dans un régiment de tirailleurs sénégalais, le départ est une fête [14] . Tout le monde prend le train, « les petits trains du Midi ruisselants de ténors et de vins ». La jeunesse du Sud se déverse vers Paris, « ces grands gosses rouges de santé, tout éblouis d’air large et de longs voyages, riant à pleines gueules dans leurs gros costumes des dimanches, ces beaux garçons couverts de baisers de filles et de peaux d’anges ». Sont-ils tristes de partir ? « Chauds, plutôt, de compagnonnage et de vins, quelle épatante vision de vie. » Ils n’avaient « plus de soucis, de pluies et de foins, plus de patrons et plus de travail ». Insouciance de ces garçons de vingt ans, resplendissants de santé. La mort, écrit Delteil, « se réservait la plus belle portion de vie ».
    *
    Les mobilisés se pressaient à la caserne, une fois dégorgés par les gares, à la fin de l’étape. Les civils les regardaient passer dans les rues, pliant sous le poids de leurs sacs, avec une tristesse résignée. À Morlaix, une Bretonne à coiffe blanche pleurait. Six de ses fils étaient partis. À Quillien, près d’Argol, dans le Finistère, deux des fils Goalès avaient pris le petit train. Quand leur troisième frère partirait à l’automne, ils seraient déjà morts au combat. À Metz, le sergent-major Guillebeau avait dû abandonner sa fiancée sur le quai de la gare. Des adieux déchirants : quand le reverrait-elle ? Il avait accompli ses trois ans de service et devait se marier le 4 août. Il ne savait pas qu’il repartait pour cinq ans, jusqu’en 1919. Il prenait le train du Nord pour équiper au mieux possible les réservistes débarqués de Paris et de toute la région.
    L’étape de l’arrivée au corps n’était pas du tout joyeuse. Le désordre, dans tous les centres, était à son comble. Comment la nation aurait-elle pu trouver, en si peu de temps, quatre fois plus de pantalons de couleur rouge garance et de chaussures à clous ? Les magasins étaient débordés : impossible d’habiller dans la tenue réglementaire les appelés des régiments de réservistes, encore moins les anciens de la territoriale. Les effectifs normaux de l’armée étaient de 880 000 hommes. Ils quadruplaient en moins de deux semaines. Où prendre les képis et les ceinturons qui manquaient ?
    Les hommes sont habillés à la diable. Il ne faut pas perdre de temps. L’intendance suivra plus tard, dans les

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