Les Poilus (La France sacrifiée)
lignes. À Marmande, les soldats sont habillés dans la salle du théâtre. Les cuirs, ceinturons et bandoulières, sont distribués en plein air, sur une petite place. Il n’y en a pas assez pour tout le monde. Les régiments d’active, déjà partis, sont dédoublés sur place. Le 20 e de Marmande est dans le train et les casernes reçoivent déjà les hommes qui doivent constituer le 220 e . On équipe bien les 800 000 hommes de l’active, plus lentement les première et deuxième réserves composées de trois classes et totalisant 621 000 hommes.
Il faut aussi équiper les douze premières divisions de 184 000 territoriaux, des anciens qui doivent fournir de la main-d’œuvre, réguler les convois, garder les gares et les ponts. On ne peut les doter que de fusils gras démodés, les Lebel étant réservés au combat. Rivière note les « costumes extravagants » des territoriaux de Marmande qui sont venus au corps escortés par leurs femmes et leurs enfants. Pourtant, après les trous sombres des premières batailles, ces quadragénaires seront entraînés au combat, revêtus des vêtements des morts.
Les réservistes ont une pratique assez récente du fusil Lebel et de la mitrailleuse de Saint-Étienne qui remonte à leur service militaire. Il est vrai qu’ils ont reçu une instruction sérieuse et souvent participé à des manœuvres. Mais le contingent a rarement été engagé dans les seules vraies guerres du demi-siècle, les expéditions coloniales, lancées par la République outre-mer. Les réservistes n’ont de souvenirs de ces engagements très particuliers que dans la mesure où ils ont été incorporés dans les unités de marsouins ou de tirailleurs algériens. Les autres, tous les autres, ignorent le feu.
Ils ne montrent pas d’impatience particulière à se servir de leurs armes. Il n’est du reste pas question de parfaire leur instruction avant de les expédier en ligne. Ils doivent partir, le plus tôt possible, dès qu’ils ont reçu leur équipement. La nation en guerre n’attend pas. Du moins ne sont-ils pas destinés, contrairement aux réservistes allemands, aux premiers combats. Ils ne sont encore considérés que comme appoint.
Les dates de départ sont variables, et dépendent de la capacité des services de l’équipement. Charles de Gaulle, lieutenant au 33 e d’infanterie d’Arras commandé par le colonel Pétain, a de la chance : il n’attend que cinq jours avant d’embarquer pour la frontière du Nord. À Romans, même performance : le 75 e part très vite. Le 275 e qui le double avec des réservistes est rapidement constitué sous les ordres d’un lieutenant-colonel, avec 36 officiers, 104 sous-officiers et seulement 2 122 soldats et caporaux. En deux jours, le régiment est complété et équipé. Le troisième jour, il reçoit ses vivres et ses munitions. Au quatrième jour, il est passé en revue pour le départ qui a lieu le 7 août, à la nuit tombée. Pas d’incidents de gare sinon les remarques du major : plusieurs hommes se sont mutilés, qui l’index gauche d’un coup de serpe, qui le séton du mollet. Ils prétendent s’être blessés en nettoyant leurs armes. Mais les « blessures » de ce genre sont plutôt le fait des territoriaux peu désireux de rempiler, ou d’asociaux n’ayant trouvé que ce geste de désespoir pour exprimer leur révolte et leur refus. Les masses des jeunes partent, sans barguigner, mais sans manifestation bruyante, dans les rues d’une ville qui passe pour acquise au syndicalisme le plus dur de l’industrie textile.
D’autres régiments devront patienter, certains pendant deux semaines. À Lille, les hommes se présentent dans une école communale pour recevoir leur équipement, et rentrent chez eux le soir pour se coucher. Le sergent Guillebeau, qui vient équiper le 365 e d’infanterie, n’a pour lui-même qu’un revolver sans cartouches et un sabre sans fourreau. L’administration lâche sans remords les soldats avec un équipement incomplet, dès lors qu’ils ont des souliers pour marcher, que la longue capote bleue cache leur misère, et qu’ils sont dotés d’un fusil et de cartouchières garnies. On assure que le reste de l’équipement suivra, par exemple le bandeau bleu à placer autour du képi rouge, pour le rendre moins visible aux observateurs de l’ennemi. Pour l’intendance, le vrai soldat est celui qui est officiellement incorporé, quand il est pourvu d’une plaque
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