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Les Poilus (La France sacrifiée)

Les Poilus (La France sacrifiée)

Titel: Les Poilus (La France sacrifiée) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Miquel
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en libations. Les réservistes n’ont pas toujours le cœur gai, mais les musettes sont pleines de vin. Rien d’étonnant : le divin breuvage fait alors, jusqu’à plus soif, partie de la vie des Français. Les syndicats dénoncent les premiers les dangers de la boisson, quand les jeunes ouvriers venus de la campagne, hébergés par des tâcherons-bistrotiers peu scrupuleux, perdent pied sur les échafaudages.
    Chaque samedi soir, dans le quartier des Halles, la « main courante » des officiers de police est couverte de récits de bagarres déclenchées par des jeunes trop chargés de vin. Boire est un des attributs de la virilité. L’ivrognerie n’est nullement condamnée dans les casernes, encouragée plutôt, pour peu qu’elle ne gêne pas le service. Pour plaire aux anciens, aux sous-officiers, les conscrits doivent « payer le coup ». Le rituel de sociabilité passe par le comptoir.
    Les hommes qui se retrouvent dans les gares ne sont pas des conscrits (ceux-ci sont déjà formés dans les régiments d’activé) mais des réservistes des trois dernières classes, venus des mêmes régions, heureux de se revoir après leur retour à la vie civile. Ils boivent ainsi le vin des retrouvailles. Nul ne s’en étonne. Le verre de vin fait partie de la vie quotidienne des Français en temps de paix. Les noces paysannes sont de longues beuveries étalées sur plusieurs jours. Les événements exceptionnels entraînent toujours une hausse de la consommation du vin, fourni dans les cabarets et estaminets du Nord, à des prix très réduits : vin du Languedoc, coupé à Bercy de crus d’Algérie. À l’époque, les premiers coureurs du Tour de France ne songent pas à se doper autrement qu’en garnissant leurs gourdes de vin rouge. On considère le vin comme une source d’énergie et de gaieté. Ce que les hommes retrouvent en ces circonstances, c’est la liberté de boire sans le souci du chantier ou du retour au foyer. Dans les wagons, on s’interpelle, on lance des cris guerriers, on chante. On sort les brioches dorées des sacs en attendant l’heure du départ. Une mère fait promettre à son gosse sur le quai du départ « qu’il ne se fera pas tuer ».
    Les trajets des mobilisés à travers le territoire s’entrecroisent bizarrement. Le lieutenant Jacques Rivière prend le train à Paris, à la gare « du Midi », pour rejoindre son régiment, le 20 e d’infanterie, à Marmande. Dans son wagon, un terrassier de Saumur doit se rendre à Avignon. Il a déjà « deux jours de chemin de fer dans les jambes ». L’épuisement des hommes à la gare de sortie fait peine à voir. Certains titubent de fatigue, d’autres de vin. « Hurlements, chansons, mangeaille », écrit Rivière, un chrétien sincère qui attend de cette guerre une « purification ». « Sentiment d’être pris dans un fleuve énorme mais un peu plus boueux que je ne l’avais imaginé [12] . »
    En faction sur un quai de la gare de l’Est, Drieu La Rochelle, soldat depuis plus de neuf mois mais affecté à la garnison de Paris, voit passer « ces énormes masses de réservistes […] Ils étaient saouls et chantaient La Marseillaise  ». Le recalé du concours des sciences politiques a résilié son sursis pour « faire son temps ». Il ne peut se retenir de mépriser ces paysans « alcooliques, dégénérés, maladifs ». Pourtant « une certaine partie de moi-même, ajoute-t-il, s’enivrait de ce spectacle tonitruant. Les hommes, ajoute-t-il doctement, aiment se saouler et chanter. Peu leur importe ce qu’ils chantent, pourvu que ce soit beau ». Drieu n’aime pas le vin rouge. Il parie « trois bouteilles de Champagne » que son régiment ne quittera pas la caserne. Pari perdu. Ainsi devra-t-il partir lui-même, avec son régiment complété, et s’intégrer, en dépit de ses réticences de bourgeois d’une exquise délicatesse, dans le grand chambardement populaire.
    Les Parisiens doivent souvent se rendre, suivant leur feuille de route, dans les régions stratégiques du Nord et de l’Est, les plus fournies en troupes, en fonction de leur classe. Les deux premières, celles des hommes les plus jeunes, rejoignent aussitôt les régiments d’activé des garnisons de frontière, en quarante-huit heures. Passé ce délai, les convois se suivent encore pendant deux semaines. Mais l’ivresse des deux premiers jours est retombée, le flux des partants canalisé, les voies gardées. La fête est

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