Les Poilus (La France sacrifiée)
finie.
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Les chemins de fer ont mobilisé tout leur matériel roulant, suivant un plan minutieusement préparé par Joffre, spécialiste de la concentration et des transports. Toutes les gares parisiennes sont en effervescence pour répondre au double mouvement de départ vers les villes-garnisons des frontières, mais aussi à l’afflux des mobilisés vers les casernes du recrutement parisien. Dix mille trains seront utilisés pour la mobilisation et cinq mille pour la concentration. Ils circulent en convois interminables de wagons hétéroclites. Les plus chanceux trouvent des compartiments de troisième classe. Les autres couchent sur la paille, à même le sol des wagons de marchandises. Tout est réglé dans les grandes masses, mais le désordre intervient à l’incorporation.
Les centres de mobilisation de la région parisienne ont été hâtivement constitués pour accueillir les unités les plus variées : ainsi, au fort banlieusard de Noisy-le-Sec affluent des hommes venus de partout, dès huit heures du matin, au deuxième jour de la mobilisation.
Les témoins gardent une impression de pagaille et d’improvisation. Édouard Deverin est affecté par un sergent-major à une unité de chasseurs cyclistes. Il n’est jamais monté à bicyclette. Qu’importe, on lui dorme le choix entre les chasseurs vélocipédistes et le régiment de zouaves qui se constitue sur le même lieu. Il se garde bien de choisir ce corps d’élite, n’ayant pas l’âme d’un héros. Un Parisien, Henry Pouvereau, remplit le 1 er août le rôle du fascicule contenu dans son livret militaire. Il doit attendre le troisième jour de la mobilisation pour se rendre à la gare de triage de Bel-Air (Raccordement). On le dirige aussitôt « dans un train tout fleuri et garni de branches vertes » sur Coulommiers, où il fait la rencontre du lieutenant Charles Péguy et rejoint le dépôt du 76 e régiment d’infanterie.
Le désordre dans la région parisienne est étonnant. Les hommes qui affluent de toutes parts ont envahi les casernes, les centres de concentration. Ils couchent sur la paille en attendant une affectation. Seuls les cavaliers sont mieux traités, parce que leurs régiments sont six fois moins pourvus en hommes que les unités d’infanterie, qui comptent plus de trois mille fantassins. Les dragons de Versailles complètent leurs effectifs, comme les cuirassiers du 2 e régiment, accueillis au quartier de l’École militaire.
Le même bouillonnement anarchique se répète dans les villes de province. À Nantes, les casernes regorgent de recrues. On doit loger à la fois les trois mille hommes du 65 e de ligne, ceux de la 81 e de territoriale, du 3 e dragons, du 11 e train et du 51 e d’artillerie à cheval. À Brest, à Quimper, on accueille les arrivants dans les écoles, les lycées, les salles de spectacle et même sous les marchés couverts. Ils viennent de tous les plous, en charrette, en char à banc, à bicyclette. Ils marchent en petits groupes joyeux, abreuvés dans les fermes de passage, le long des routes, les cocardes du conseil de révision défraîchies sur les musettes. Ils campent autour des gares, couchant à même le sol dans des couvertures. Pour se donner du courage, et tout à la joie de retrouver « la classe », ils boivent et chantent en attendant les convois, et pas seulement des chansons patriotiques.
Mêmes scènes de précipitation bruyante à Grenoble où Honoré Coudray, apprenti ébéniste, entend la sonnerie des cloches le 1 er août au matin. « L’animation est grande, écrit-il, la fièvre parcourt les rues. » Quand les affiches sont collées, la foule envahit les rues, assiège les magasins. On comprend, dit le jeune homme, que « l’enthousiasme est de façade ». Car « la guerre, c’est l’inconnu ». Il fait transporter ses bagages dans une « jacobine » pour libérer sa chambre de louage et répondre à l’ordre de mobilisation. Il doit rejoindre son régiment le lendemain matin. À la gare, « tous affirment que dans un mois nous serons de retour ». Honoré est sceptique. Il regrette que le tirage au sort ait disparu, car « on aurait pu assister à de folles enchères » menées par les riches conscrits ayant tiré des mauvais numéros pour payer les gages de leurs remplaçants. C’était une pratique encore courante sous l’Empire. « La République du jour, conclut notre hussard grincheux, a voulu l’égalité. Nous allons essayer d’en
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