Les Poilus (La France sacrifiée)
quartiers si peu militaires, de l’exercice inepte dans la cour et de la théorie inutile. « Nous ignorions, dit Drieu, le service en campagne. » Dans son régiment parisien pourtant truffé de fils d’archevêques, il ne voyait que « des paysans abrutis, des ouvriers tous sournoisement embourgeoisés. Les officiers ? Sortis du rang, c’étaient des ronds-de-cuir qui attendaient leur retraite ». On leur avait appris la marche et la parade, le tir et l’attaque en tirailleurs. Mais bien peu avaient vraiment la pratique de l’escrime à la baïonnette, dont on attendait merveille à l’École de guerre.
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Encore les anciens sont-ils sommairement instruits. Ce n’est pas le cas de la classe 14, déjà reçue dans les casernes à partir du 15 août. Ni des engagés volontaires à dix-huit ans, ni des étrangers. Pour ceux-là, des instructeurs restent dans les dépôts, à des fins de formation accélérée. Les officiers et sous-officiers impropres au service pour raison d’âge ou de blessures de guerre sont désignés pour diriger les centres, accueillir les recrues, dans chacune des vingt et une régions militaires.
Pas de défaillances dans la levée immédiate, au moment de la mobilisation. Pour le départ dans les dépôts, les polices urbaines signalent des incidents occasionnés par les beuveries autour des gares. Les soldats surpris dans le quartier des Halles sont ramenés aux corps, dans les cas les plus graves affectés par la Place de Paris aux compagnies disciplinaires.
Les engagés obéissent à des mobiles très variables. Certains ne veulent pas manquer le grand départ où leurs anciens sont convoqués. Ils obéissent à un entraînement patriotique, qui touche la nation dans ses profondeurs. D’autres redoutent d’être affectés aux régiments d’infanterie qui n’ont pas toujours bonne presse dans le récit des soldats de retour au village après le service. Ils ne veulent pas faire la guerre dans des unités sans prestige et sans moyens. Très souvent les très jeunes gens demandent les troupes de choc, celles qui ont les moyens de s’illustrer au combat, les chasseurs à pied, les unités coloniales ou l’infanterie de marine. Ceux-là sont des coqs de village bagarreurs ou des étudiants patriotes.
Les Péguy, les Psichari n’ont pas voulu se distinguer de la masse, ils auraient tous été volontaires pour l’infanterie s’ils avaient été en mesure de choisir. Ils ont accompli régulièrement leurs périodes pour devenir officiers de réserve. Quand ils ont eu le choix, ils ont demandé le plus dur, le plus méprisé des élites, le plus près du peuple aussi, le régiment de biffins. Les jeunes moins mystiquement convaincus, mais désireux de servir avec efficacité, ont souvent « devancé l’appel » pour se battre, vaille que vaille, dans les unités les plus cotées. Un Raymond Poincaré, le président de la République, avait choisi les chasseurs à pied, idolâtrés par les populations de l’Est dont il était originaire. Il existe encore à Nancy une messe annuelle des chasseurs à pied.
Beaucoup s’engagent pour choisir leur arme, comme le règlement les y autorise. Mais ils demandent, pour la plupart, l’artillerie, arme propre, savante et relativement protégée du feu. Il arrive que les parents fassent intervenir leurs députés ou leurs relations pour obtenir l’affectation. À Lyon, une recrue s’entend dire par le major du conseil de révision : « Vous feriez un bel artilleur. Mais je ne vous cache pas qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. » Par un camarade, dont les parents « connaissent le commandant du recrutement », le jeune Lyonnais promis au 140 e d’infanterie se retrouve au 5 e d’artillerie de campagne. Il suivra son instruction au quartier Ruty, sous les ordres d’un vieux maréchal des logis décoré de la médaille militaire à qui il ne manquera pas de « payer le litre ». Les bureaux de recrutement ont rarement de ces complaisances, en août 1914. Ils accueillent de préférence dans l’artillerie d’abord ceux qui savent monter à cheval, mais aussi les jeunes gens d’un certain bagage scolaire, capables de progresser dans l’arme en suivant les pelotons de sous-officiers, puis l’école de Fontainebleau pour ceux qui ont le niveau du baccalauréat, même s’ils ne l’ont pas réussi.
Les volontaires les plus nombreux sont les étrangers. Dix mille Alsaciens-Lorrains réfugiés des
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