Les Poilus (La France sacrifiée)
Plus tard, dans les premières marches de son régiment en guerre, il aurait à déplorer de nombreux traînards. « Les hommes n’ont plus l’habitude de marcher, lui dit alors le major : à l’étape [de 65 km] n’est arrivée que la moitié du régiment. » L’infanterie, contrairement à la légende, marche toujours, mais non d’un même pied [16] .
Elle envie les cavaliers, qui ne marchent pas. Les réservistes se sont efforcés de s’adapter aux méchantes montures qu’on leur a souvent attribuées. Ils ont été bien souvent contraints de les conduire dans les gares par la bride. Pas de prouesses dans la traversée des villages : la cavalerie avance prudemment, parfois lourdement. Les dragons ont fait des efforts pour camoufler leurs casques, et gommer les brillances de l’uniforme. S’ils gardent la lance au poing, les uhlans d’en face montent aussi en ligne avec des flammes très voyantes au sommet des leurs. Les hussards n’ont pas de fusils, mais des carabines plus imprécises, outre leurs armes blanches et des shakos à pompons. On est encore partagé, dans les états-majors, entre le désir de dissimuler la troupe au feu et la nécessité de repérer clairement à la jumelle ses propres troupes, pour bien régler les tirs d’artillerie, alors que l’information au combat laisse encore beaucoup à désirer, et repose sur les courriers et les pigeons voyageurs.
Soixante-dix-neuf régiments de cavalerie rejoindront ainsi l’armée. Les divisions de cinq mille cavaliers se pressent les premières vers la frontière, en éclaireurs, pour reconnaître l’ennemi. On ne dispose alors que de ces moyens traditionnels d’information. Les états-majors n’ont pas confiance dans les reconnaissances d’aviation et ne savent pas lire les photographies, il est vrai rudimentaires, qu’on leur apporte. L’armée dispose pourtant déjà de plus de deux cents appareils, et d’aviateurs attachés à leur arme jusqu’au fanatisme. Mais les généraux ne croient vraiment qu’aux reconnaissances traditionnelles des patrouilles de cavalerie.
Les artilleurs aussi sont le plus souvent à cheval et chaque pièce de canon est tirée par un attelage de six chevaux. Ils sont très nombreux à l’armée : soixante-deux régiments métropolitains d’artillerie de campagne et seulement onze à pied et cinq d’artillerie lourde. L’élite de l’armée, son espoir, sont les batteries de 75. Les « artiflots » passent pour des privilégiés, parce qu’ils n’ont pas à marcher. Leurs emplacements sont à l’arrière immédiat des premières lignes. Ils sont l’objet de tous les soins de l’état-major. Commandés par des officiers sortis des grandes et petites écoles scientifiques (Polytechnique, mais aussi, pour la formation, Fontainebleau), ils doivent apprendre les rudiments de la technique de tir et se spécialiser dans leur service de batterie.
Ils sont pointeurs, chargeurs, déboucheurs ou pourvoyeurs. Ils doivent lire les appareils de visée, charger les obus en bois dans les culasses à l’entraînement, s’habituer à faire très vite, pour que le 75 puisse tirer, grâce à son frein, ses douze coups à la minute à une portée utile de sept kilomètres. Ils sont en outre tenus de connaître le cheval, de s’entraîner au manège, de s’habituer aux dures selles mexicaines, parce que les dragons ou les hussards ont pris toutes les bonnes selles à panneaux disponibles. Ils doivent atteler et dételer en un temps record, panser les chevaux, les diriger au galop, conduire à bon escient le cheval de tête de « l’attelage canon », celui qui mène le train.
Les artilleurs, dont on exige beaucoup, ne manquent pas de poser aux soldats d’élite, exaspérant les fantassins. Ils ont leurs chansons de régiments dont ils inventent les paroles. « Gare à vos carcasses, v’la le Cinquième qui passe », chantent ceux du colonel Nivelle. « C’est nous les costauds à Curières, à Curières de Castelnau. » Un esprit de corps et d’arme, presque de bouton, si développé qu’il entraînera très vite un climat de méfiance et d’hostilité avec les unités d’infanterie.
Les artilleurs s’appliquent à donner une impression de puissance et d’efficacité, alors que les lourdes divisions de la ligne semblent archaïques, mal préparées au combat ; elles sont l’image de la levée en masse, brouillonne et lourde. Ceux qui ont fait le service se souviennent de ces
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