Les Poilus (La France sacrifiée)
l’aviation, un millier d’hommes tout au plus qui rejoignent les aérostiers et ne sont guère considérés, les techniciens de l’artillerie, fiers de servir les meilleurs canons d’Europe, les spécialistes du génie, déjà habiles à enfouir dans le sol les lignes téléphoniques, les cavaliers cascadants des unités de reconnaissance et l’immense masse de l’infanterie ?
Cette armée n’est pas professionnelle, et les hommes qui partent en guerre sont des amateurs grossièrement formés. Ils seront de plus en plus poussés vers le feu, classe après classe, sans égard pour l’âge, la profession, à peine pour les charges de famille. Seuls seront exemptés ceux que l’on considère comme indispensables aux fabrications de l’industrie de guerre. Pour l’heure, on ne fait pas de distinction. Que les femmes et les vieillards rentrent les récoltes, avec les plus jeunes. Tous les hommes doivent partir.
L’universalisme du devoir de guerre est pour la première fois appliqué en Europe, et d’abord par la plus ancienne nation militaire du continent, celle qui a déjà pratiqué la levée en masse pendant la Révolution. Le départ de tous, dans l’indistinction des colonnes en marche, reprend une tradition d’histoire qui correspond bien à l’image que la République veut donner d’elle-même. Qu’importent la compétence et même l’efficacité ! Seule la masse compte. Pour la galvaniser, Joffre lui organise, en avant-première, une petite libération partielle de l’Alsace. Pour être républicaine, la guerre se doit d’être symbolique.
Pourtant les soldats représentent non pas seulement les enfants chéris du régime, ces électeurs républicains de gauche qui assurent, depuis 1902, la majorité au Parlement, mais bien toutes les familles spirituelles et politiques de la France. Dans le peuple en marche, comment le Dieu des armées reconnaîtrait-il les siens ? Avant que d’être appelés les poilus, les « pantalons rouges » sont des marcheurs sans âme, uniquement préoccupés de l’étape, partis en guerre en suivant les ordres, avec, au cœur, la volonté d’en finir avec les agressions et les menaces dont leur patrie est, leur semble-t-il, éternellement victime.
Étaient-ils illuminés d’héroïsme, les soldats aux pantalons rouges qui allaient affronter le feu allemand ? Seule l’épreuve pourrait en décider. Tous les caractères se devinaient au départ, aucun n’était semblable. Les soldats des troupes d’élite marchaient au combat sans faiblir, ayant l’habitude des coups durs de F outre-mer. Les fantassins de la division de fer de Nancy, commandée par Foch, avaient un moral d’autant plus affermi qu’ils étaient tous issus de la région, comme ceux d’Épinal ou de Belfort, et redoutaient en premier l’invasion.
Celle-ci revenait à la mémoire des combattants, tous marqués par la tradition orale de la précédente guerre, aussi fortement dans l’Est et le Nord que le souvenir de la Grande Guerre peut encore marquer aujourd’hui les habitants de ces régions. L’entrée de l’armée allemande en Belgique rappelait à l’évidence ce que les traditions militaires prussiennes avaient d’intangible : l’occupation signifiait réquisitions, administration militaire, prises d’otages, sanctions, travail forcé, déportations, brûlement de villages et violences contre les femmes. La guerre prenait ainsi son sens le plus concret : courir à la frontière pour se défendre. Les valeurs républicaines n’étaient pas seules en jeu. Le ralliement autour du drapeau marquait la volonté d’un peuple de ne pas subir.
Mais cette conscience de l’agression est-elle encore très forte dans l’imagination des marcheurs de l’infanterie de ligne ? Ils suivent leur besogne jour après jour, au pas, dans l’ignorance la plus totale de la situation. Ils suivent, comme les députés votent, toutes familles politiques réunies, pour « l’union sacrée » qui comprend aussi les socialistes. Pas de distanciation politique ou religieuse : les soldats se retrouvent dans le même moule, soumis aux mêmes ordres. Triomphe du conditionnement militaire d’une nation : les différences individuelles importent peu et nul ne peut préjuger la valeur de cette troupe : l’épreuve du premier feu en décidera.
2 LA MARCHE À LA MORT
Insouciants au départ des points de concentration, les soldats marchent, pensant que ceux qui les précèdent
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