Les Poilus (La France sacrifiée)
en grand nombre dans les régiments et arrivent à proximité des lignes. Jünger salue « l’arrivée vespérale de la roulante, à la corne du bois d’Hiller (en Champagne, au début de 1915) où se répandait dès l’ouverture des marmites un savoureux fumet de pois au lard ». C’était la fête à la tranchée, mais trop souvent les hommes devaient se contenter de légumes desséchés aussitôt appelés « barbelés en conserve » ou « raclures de silo ». La roulante pouvait offrir les mets les plus recherchés ou les plus détestables, en fonction des arrivages. Souvent les soldats devaient se contenter « d’une ratatouille de betteraves à porcs gelée » arrosée d’une « gnôle d’un rouge pâle qui avait un franc goût d’alcool à brûler ». Mais les colis arrivaient de l’arrière et les paysans français, restés sur place, ne dédaignaient pas d’offrir à l’ennemi, pour un bon prix, les produits du terroir.
Les soldats n’étaient pas isolés dans les lignes, le front restait largement habité. À deux, trois kilomètres des boyaux, on pouvait se procurer des vivres. Dans les secteurs calmes de Champagne, les Allemands cantonnaient, les jours de repos, dans des granges, et se fournissaient en beurre et œufs chez les villageois. Dans les grosses fermes flamandes, ils trouvaient des pommes de terre qui remplaçaient les rutabagas de l’intendance. Dans l’Artois, où l’occupant mobilisait les jeunes du village pour assurer les cultures, la population vendait aux soldats des vivres à prix d’or. Les paysans-tisserands de la Somme livraient leurs patates. Les enfants jouaient avec les Feldgrau. Les officiers étaient parfois invités chez l’habitant.
Les Français au contraire se plaignent volontiers de la population civile qui n’aide pas. Le Gascon Castex, au début de 1915, est à Ambly, dans la Meuse. Les Méridionaux, depuis la retraite du 15 e corps, ont-ils mauvaise presse ? On leur fait grise mine. « Il faut prendre les choses par force, dit le fantassin… aussi on ne les ménage pas. »
Au repos, les soldats sont aux prises avec une foule de « mercantis ». Les marchands ambulants de Bar assiègent les cantonnements au sud des Eparges, vendant des vins fins de Toul, du chocolat et des confitures épépinées. Souvent les Lorrains invitent les officiers pour leur offrir une omelette au lard, un café arrosé de mirabelle. Les soldats achètent dans des boutiques campagnardes, véritables cavernes d’Ali Baba bien fournies en chocolat, gâteaux secs, chicorée, bouteilles de liqueurs et de sirops. Ils négocient le tabac et les oignons. On leur sert du macaroni fumant et des steaks grillés.
Pas de vol chez l’habitant. À peine cueille-t-on sur les arbres des fermes abandonnées les quetsches et les noisettes. Les paysans restés sur place tentent de vendre à la troupe des porcs, des volailles, des moutons. Les officiers négocient chaque achat comme des maquignons. Des petites femmes cupides leur vendent très cher de la soupe au lait et des omelettes flambées. La vie reprend. Le front se regarnit de civils, qui s’installent dans la guerre.
L’intendance regorge de vivres, haricots, boîtes de singe, pommes de terre, quartiers de viande, riz servi sous toutes ses formes, au gras, en gâteau, café à profusion, tonneaux de vin pour remplir les bouthéons. Rien n’est ménagé pour nourrir un million d’hommes en campagne. Les autobus parisiens livrent les vivres dans les boucheries et les boulangeries de l’arrière immédiat. La ration quotidienne du combattant est de 750 grammes de pain, 500 de viande fraîche, 100 de légumes secs ou de riz, et 30 de lard. Le sucre et l’eau-de-vie sont à profusion. La viande fraîche suit les unités dans des voitures à chevaux. Pour alimenter tous les jours la troupe en biftecks, trente-cinq bouchers doivent abattre cinquante bêtes environ par division.
Les cuisines roulantes préparent la « popote » dans les cantonnements. Mais elles ont aussi mission de livrer aux avant-postes le café chaud du matin. Des marmites norvégiennes assurent la conservation de la chaleur jusqu’à la distribution des aliments dans les lignes. Mais les popotes sont trop éloignées — deux ou parfois trois kilomètres des premières lignes — pour que les repas soient servis chauds. Sans les réchauds de fortune installés dans les tranchées, les soldats mangeraient toujours leur rata froid.
On
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