Les Poilus (La France sacrifiée)
heurtons en arrière à des tranchées de soutien et de flanc très fortement armées de mitrailleuses ». À quoi bon compromettre l’infanterie dans des actions aussi désastreuses, quand on prépare une grande offensive ? Est-ce pour soutenir son moral ?
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Joffre insiste sur le moral, jusqu’à produire, le 17 décembre, comme s’il était besoin de réveiller les poilus, un ordre du jour claironnant : « L’heure des attaques a sonné… Soldats ! La France compte plus que jamais sur votre cœur, sur votre énergie, votre volonté de vaincre à tout prix. » Le général Gérard, promis à un bel avenir et déjà commandant de corps d’armée, croit nécessaire de signer une instruction « personnelle et secrète » à l’intention de ses officiers [41] pour leur demander de « redoubler de mordant ». Les offensives doivent permettre de reprendre « l’ascendant moral ».
Sans doute faut-il veiller à améliorer les tranchées : est-il tolérable qu’on les néglige ? « Il suffit d’exiger l’exécution des ordres. » La « période active » recommence. Commençons par supprimer les relèves normales. « Il ne saurait être question de repos dans les cantonnements : tout le monde doit être prêt à combattre. » Par tous les moyens, « quelles que soient les fatigues, il faut faire appel au cœur des soldats, les faire vibrer ». Qu’on ne vienne pas lui dire « que la vie est pénible en forêt, que les hommes sont fatigués, que la troupe n’en peut plus, que toute offensive est vouée à l’insuccès ». Le général est prêt à sévir à la moindre défaillance : « Si des exemples sont nécessaires, nous les ferons à regret mais nous les ferons sans faiblesse, comme nous l’avons déjà fait sur la Marne. » Il compte sur la « solidarité la plus entière » de ses généraux pour que ces consignes pénètrent « dans le cerveau et dans le cœur de tous ».
À Beaume, dans l’Aisne, le général Marjoulet se plaint de ses soldats, Bordelais ou Libournais d’origine. Il veut leur faire enlever trois postes de la ligne ennemie qui lui paraissaient faiblement occupés, simplement pour « redresser le front » : les Allemands « sont prévenus par une sonnerie dans laquelle un de nos hommes butte ». Les postes sont enlevés et occupés au prix de pertes sensibles, mais le bombardement allemand commence, empêchant les Bordelais du 144 e de se retrancher dans la position conquise. Les Feldgrau débouchent, baïonnette au canon. Un corps à corps s’engage. Une compagnie est anéantie.
Marjoulet se plaint « du peu de mordant des troupes de la contre-attaque » et des fautes du commandement. Il se résigne au repli. Le combat a duré, sans discontinuer, de 9 h 30 à 16 h 45 en avant des lignes. Les pertes sont importantes, les soldats découragés. Le général Pierron, le colonel Ruguenot sont rendus responsables. Ils ont agi « mollement et tardivement ». Quant aux « exécutants », « ils ont payé cher, comme toujours, une progression trop lente. Il y a eu là des fautes, que je me réserve de relever ».
Joffre à son tour s’inquiète. Sans doute les hommes des tranchées sont-ils las de la guerre mais que dire du moral des nouveaux venus ? Ceux de la classe 1914 sont déjà en partie morts au front. Les jeunes avaient occupé les vides en décembre. Des bleus maigres, fluets, avec des visages d’enfants. Ceux de la classe 15 sont déjà à l’instruction. Joffre reçoit une note, le 20 décembre, qui le met en garde contre la formation défaillante de ces recrues de la classe 14. Ils sont trop lents au tir, ignorent l’escrime à la baïonnette, sont maladroits à la pioche et à la bêche. Ils ne savent pas plus poser les réseaux de fils de fer que les détruire. À peine saluent-ils les officiers. On leur a seulement appris à marcher sac au dos.
Joffre tempête. Il ne faut affecter aux dépôts, prescrit-il, où est dispensée l’instruction, que des blessés ou convalescents ayant connu le feu, éviter de nommer trop vite les appelés caporaux pour qu’ils n’aient pas à commander des poilus en tranchées depuis trois mois. Il est essentiel de dégager les cadres pléthoriques, ces planqués qui font jaser. Ceux qui forment les recrues doivent développer « une très forte éducation morale, les qualités de ténacité et de patience » qu’exige le combat moderne. On doit les avertir des épreuves qui
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