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Les Poisons de la couronne

Les Poisons de la couronne

Titel: Les Poisons de la couronne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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épris de mystérieux et de surnaturel, et toujours prêts à accueillir le
merveilleux. Les légendes les séduisaient. Le spectacle n’était pas sans
étrangeté que celui de cette assistance vêtue de fer qui suivait avec passion
les allégories savantes du poète italien, s’interrogeait sur la beauté de cette
dame Béatrice aimée d’un si grand amour, frémissait au souvenir de Francesca di
Rimini et de Paolo Malatesta, et soudain s’esclaffait parce que
Boniface VIII, en compagnie de quelques autres papes, rôtissait au
dix-huitième cercle de l’enfer, dans la fosse des trompeurs et des simoniaques.
    — C’est une bonne manière qu’a
inventée ce clerc pour se venger de ses ennemis et soulager ses griefs, dit
Philippe de Poitiers en riant. Et où donc a-t-il placé ma parenté ?
    — En purgatoire, Monseigneur,
répondit le bachelier qui était allé, à la demande de tous, quérir le volume
copié sur gros parchemin.
    — Alors, lisez-nous ce qu’il en
écrit, ou plutôt traduisez, pour ceux d’entre nous qui n’entendent pas la
langue d’Italie.
    — Je n’ose, Monseigneur…
    — Mais si, ne craignez pas. Il
importe de savoir ce que pensent de nous ceux qui ne nous aiment pas.
    — Messer Dante invente qu’il
rencontre une ombre qui gémit bien fort. Il interroge cette ombre sur la cause
de sa douleur et voici la réponse qu’il obtient :
     
    Je fus la racine de cette plante
funeste
    Qui projette tellement son ombre
sur la terre chrétienne
    Que les bons fruits n’y peuvent
mûrir que rarement.
    Si Douai, Gand, Lille et Bruges
le pouvaient,
    Une éclatante vengeance en serait
tirée ;
    Je la demande, cette vengeance,
au souverain juge.
     
    — Eh ! Voilà qui semble
prophétique et s’accorde tout à fait au moment où nous sommes, dit le comte de
Poitiers. Ce poète-là connaît bien nos ennuis de Flandre. Poursuivez…
     
    — Je fus appelé Hugues
Capet ;
    De moi sont issus les Louis et
les Philippe
    Qui règnent récemment sur la
France.
    J’étais fils d’un boucher de
Paris,
    Lorsque les anciens rois vinrent
tous à manquer
    Hormis un seulement, un moine en
robe grise.
     
    — Ceci est faux du tout,
interrompit le comte de Poitiers en décroisant ses longues jambes C’est une
mauvaise légende qu’on a fait courir ces temps-ci pour nous nuire Hugues était
duc de France [9] .
    Tout le temps que dura la lecture,
il ne cessa de commenter avec calme, parfois avec ironie, les attaques que le
poète italien, déjà illustre en son pays, portait contre la maison royale.
Dante accusait Charles d’Anjou, frère de Saint Louis, non seulement d’avoir
assassiné l’héritier légitime du trône de Naples, mais encore d’avoir fait
empoisonner saint Thomas d’Aquin.
    — Voici nos cousins d’Anjou
bien assaisonnés eux aussi, dit à mi-voix le comte de Poitiers.
    Mais le prince français à qui Dante
s’en prenait avec le plus de violence, celui auquel il réservait ses pires
malédictions, c’était un autre Charles, venu ravager Florence et la percer au
ventre « de la lance avec laquelle combattit Judas ».
    — Eh ! Mais c’est de mon
oncle Valois qu’il s’agit ici, et de sa grande croisade toscane, quand il était
vicaire-général de la Chrétienté ! Voilà donc la raison de si forte
vindicte. Il semble que Monseigneur Charles nous ait acquis de bons amis en
Italie [10] .
    Les assistants se regardaient, ne
sachant quelle attitude prendre. Mais ils virent que Philippe de Poitiers
souriait, en se frottant le visage de sa longue main pâle. Alors ils osèrent
rire. On n’appréciait guère Monseigneur de Valois dans l’entourage du comte de
Poitiers…
    Or le poète Dante n’était pas seul à
détester les princes de France. Ceux-ci avaient d’autres ennemis, tout aussi
tenaces, et jusque dans les rangs de l’armée.
    À deux cents pas du tref du comte de
Poitiers, sous une tente du camp des chevaliers de Bourgogne-comté, le sire de
Longwy, homme de petite taille, au visage sec et sévère, conférait avec un
personnage bizarrement vêtu, moitié moine et moitié soldat.
    — Les nouvelles que vous me
portez d’Espagne sont bonnes, frère Evrard, disait Jean de Longwy, et j’aime
entendre que nos frères de Castille et d’Aragon ont repris leurs commanderies.
Ils sont plus heureux que nous, qui devons continuer d’agir dans le silence.
    Jean de Longwy était le neveu du
grand-maître des Templiers, Jacques de Molay, dont il se

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