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Les Poisons de la couronne

Les Poisons de la couronne

Titel: Les Poisons de la couronne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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considérait l’héritier
et le successeur. Il avait juré de venger le sang de son oncle et d’en
réhabiliter la mémoire. La mort prématurée de Philippe le Bel, accomplissant la
triple et fameuse malédiction, n’avait pas désarmé sa haine ; il la
reportait sur les héritiers du Roi de fer, sur Louis X, sur Philippe de
Poitiers, sur Charles de la Marche. Longwy suscitait à la couronne tous les
ennuis qu’il pouvait ; il militait dans les ligues baronniales ; en
même temps, il s’efforçait de reconstituer secrètement l’ordre des Templiers,
gardant liaison avec des frères rescapés par lesquels il s’était fait
reconnaître grand-maître.
    — Je souhaite fort la défaite
du roi de France, reprit-il, et je ne suis venu à cet ost qu’avec l’espoir de
le voir navré d’un bon coup d’épée, ainsi que ses frères.
    Maigre, les yeux noirs et
rapprochés, et boiteux par l’effet des tortures, l’ancien Templier Evrard
répondit :
    — Que vos prières soient
exaucées, maître Jean, par Dieu s’il se peut, et sinon par le diable.
    — Ne m’appelez point maître,
pas ici, dit Longwy.
    Il souleva brusquement la portière
pour s’assurer qu’on ne les épiait pas, et expédia vers quelque corvée deux
valets d’écurie qui ne faisaient d’autre mal que s’abriter de la pluie sous
l’auvent de la tente. Puis, revenant à Evrard :
    — Nous n’avons rien à attendre
de la couronne de France. Mais il dépendra du nouveau pape de rétablir l’Ordre,
et de nous rendre nos commanderies d’ici et d’outre-mer. Ah ! Le beau jour
que ce sera là, frère Evrard !
    La chute de l’Ordre ne remontait
qu’à huit ans, sa condamnation à moins encore, et il n’y avait guère plus de
seize mois que Jacques de Molay était mort sur le bûcher. Tous les souvenirs
étaient frais, les espérances vivaces. Longwy et Evrard pouvaient encore rêver.
    — Donc, frère Evrard, reprit
Longwy, vous allez maintenant vous rendre à Bar-sur-Aube, où l’aumônier du
comte de Bar, qui est un peu des nôtres, vous donnera une place de clerc afin
de n’avoir plus à vous cacher. Puis vous partirez pour Avignon, d’où l’on
m’instruit que le cardinal Duèze, qui est une créature de Clément V, a
repris de grandes chances d’être élu, ce que nous devons éviter à tout prix.
Trouvez le cardinal Caëtani qui est résolu, lui aussi, à venger son oncle le
pape Boniface.
    — Je gage qu’il m’accueillera
bien, lorsqu’il saura que j’ai déjà aidé à envoyer Nogaret les pieds outre.
C’est la ligue des neveux que vous allez faire !
    — Tout juste, Evrard, tout
juste. Voyez donc Caëtani et dites-lui que nos frères d’Espagne et
d’Angleterre, et tous ceux cachés en France, le souhaitent et le choisissent en
leur cœur pour pape. Ils se tiennent prêts à le soutenir, non seulement de
prières, mais par tous moyens. Je parle en leur nom. Vous vous mettrez à
l’obéissance du cardinal pour ce qu’il vous demandera… Là-bas, voyez aussi le
frère Jean du Pré qui pourra vous être de grand secours. Et ne manquez pas en
chemin de connaître si certains de nos frères ne sont pas dans les parages.
Tâchez à les réunir en petites compagnies, à leur faire répéter leurs serments,
comme vous le savez. Allez, mon frère ; ce sauf-conduit, qui vous donne
pour frère-aumônier de ma bannière, vous aidera à sortir du camp sans que
questions vous soient posées.
    Il tendit un papier que l’ancien
Templier glissa sous le gambison de cuir qui recouvrait jusqu’aux hanches son
froc de bure.
    — Sans doute manquez-vous de
deniers ? dit encore Longwy.
    — Oui, maître.
    Longwy tira deux pièces d’argent de
sa bougette. Evrard lui baisa la main, et partit en boitant, sous la pluie.
    Comme il traversait la bannière de
France, il entendit dans une allée des cris et des rires. Une femme, largement
dépoitraillée et abritant ses cheveux rouges sous sa jupe retroussée, courait
entre deux tentes, poursuivie par des soldats goguenards. Sur l’arrière d’un
chariot bâché, une autre ribaude aguichait la pratique. Evrard s’arrêta, la
hanche de travers, et demeura immobile un moment, attentif à son propre émoi.
Les occasions de sacrifier aux désirs de la chair étaient rares. Ce qui le
faisait hésiter, c’était moins d’employer à pareilles fins l’obole de maître
Jean que le peu de temps écoulé entre le don et l’usage. Bah ! Il
mendierait pour poursuivre sa

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