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Les Poisons de la couronne

Les Poisons de la couronne

Titel: Les Poisons de la couronne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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se
montrer :
    — Entrez, mes amis, entrez tous
dans mon cabinet ; venez entendre l’affreuse nouvelle de la bouche de
votre maître ! Allons, entrez, mes petits.
    La pièce fut bientôt pleine. Les
frères Cressay, s’ils avaient voulu tenter le moindre mouvement, eussent été en
un instant désarmés.
    — Mais enfin, messer, que cela
signifie-t-il ? demanda Pierre que l’impatience gagnait.
    — Un instant, un instant, répondit
Tolomei. Tout le monde doit savoir.
    Les frères Cressay, subitement
inquiets, pensèrent que le banquier allait dévoiler publiquement leur
déshonneur. C’était plus qu’ils n’en souhaitaient.
    — Tout le monde est là ?
dit Tolomei. Alors, mes amis, écoutez-moi.
    Et puis rien ne vint. Il y eut un
long silence. Tolomei s’était caché le visage dans les mains. Quand il se
découvrit la face, son seul œil ouvert était rempli de larmes.
    — Mes petits amis, mes enfants,
prononça-t-il enfin, c’est chose trop affreuse ! Notre roi… oui, notre
bien-aimé roi vient de trépasser.
    Sa voix s’étranglait dans sa
gorge ; il se frappait la poitrine comme s’il était responsable de la mort
du souverain. Il profita de l’effet de surprise pour commander :
    — Alors, à genoux, tous, et prions
pour son âme.
    Lui-même, lourdement, se laissa
choir au sol, et tout son personnel l’imita.
    — Voyons, messires, à
genoux ! dit-il d’un ton de reproche aux frères Cressay qui, saisis par la
nouvelle et complètement ahuris devant ce spectacle, étaient seuls demeurés
debout.
    —  In nomine patris …
commença Tolomei.
    Alors éclata un concert de
lamentations stridentes. C’étaient les servantes italiennes de la maison qui se
mettaient à former un chœur de pleureuses selon la tradition de leur pays.
    — Un uomo cosi buono, un
signore tanto generoso ! Il cielo se lè preso ! hurlait la
cuisinière.
    —  Ahimè, ahimè ! Tanto
buono, tanto generoso , reprenaient les filles d’office et de buanderie.
    La jupe de dessus retroussée pour
s’en couvrir la tête, elles se balançaient de gauche à droite tendant vers le
plafond leurs mains jointes.
    — Era corne un padre per noi
tutti ! Era il protêt tore degli umili.
    — Il nostro padre, il nostro
protettore, l’abbiamo perduto. Ahimè ! Ahimè ! [16]
    Tolomei s’était relevé et circulait
à travers son personnel.
    — Allez, priez, priez
bien ! Oui, il était pur, oui, il était saint ! Des pécheurs, voilà
ce que nous sommes, d’incurables pécheurs ! Priez aussi, jeunes gens,
disait-il en appuyant sur la tête des frères Cressay. Vous aussi, la mort vous
agrippera. Repentez-vous, repentez-vous !
    La représentation dura un gros quart
d’heure. Puis Tolomei ordonna :
    — Fermez les portes, fermez les
guichets. C’est jour de deuil : on ne fera point commerce ce soir.
    Les serviteurs sortirent, reniflant
leurs larmes. Lorsque le premier commis passa près de lui, Tolomei lui
glissa :
    — Surtout ne payez rien. L’or
aura peut-être changé de cours demain…
    Les femmes hurlaient encore en
descendant l’escalier.
    — Il était le bienfaiteur du
peuple. Jamais, jamais plus nous n’aurons un roi aussi bon ! Ahimè …
    Tolomei laissa retomber la tenture
qui fermait l’entrée de son cabinet.
    — Et voilà, dit-il, et
voilà ! Ainsi passent les gloires du monde.
    Les deux Cressay, ahuris et matés,
se taisaient. Leur drame personnel se trouvait noyé dans le malheur du royaume.
En outre, ils éprouvaient la fatigue d’une nuit de chevauchée, et dans quel
équipage !
    Leur arrivée à Paris, au petit
matin, montés à deux sur leur bidet cornard, et habillés des vieux vêtements
qu’ils usaient aux champs, avait soulevé le rire sur leur passage. Escortés
d’une escouade de gamins criards, ils s’étaient perdus dans le dédale de la
Cité. Ils se sentaient le ventre creux, et leur assurance, sinon leur
ressentiment, avait sérieusement faibli devant la somptuosité de la demeure
Tolomei. Cette richesse partout répandue, ce personnel nombreux, bien vêtu et
bien gras, ces tapisseries, ces meubles sculptés, ces émaux, ces ivoires…
« Au fond, pensaient-ils chacun à part soi et sans oser le confier à
l’autre, au fond, nous avons peut-être eu tort de nous montrer si chatouilleux
sur le sang ; une fortune comme celle-là vaut bien un rang de
seigneur. »
    — Allons, mes bons amis !
dit Tolomei avec une familiarité qu’autorisait maintenant

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