Les Poisons de la couronne
choisir des hommes dont le passé soit sans reproche, assez mûris pour que
nous puissions nous en remettre à leur prudence, et qui aient donné de grandes
preuves de loyauté et de dévouement envers nos rois. J’aurais incliné à vous
nommer le sénéchal de Joinville, si son grand âge, qui approche cent ans, ne le
rendait bien infirme… Mais je vois ici messire de Bouville qui fut grand
chambellan du roi Philippe notre frère, lui fit service en tout avec une
fidélité qu’il nous faut louer. Il a conduit en France la reine Clémence qui
lui montre de l’attachement…
Valois respira mieux. Si l’homélie
de Louis d’Évreux n’avait d’autre fin que d’appeler Bouville à la fonction de
curateur, il se sentait rassuré. Il se hâta d’accorder cette satisfaction à son
frère et approuva hautement la proposition, affirmant que Bouville était tout
juste la personne à laquelle il avait lui-même pensé. Chacun, autour de la
table, acquiesça, qui par parole, qui d’un mouvement de front ou d’un simple
murmure.
Le gros Bouville se leva, les traits
bouleversés. Il recevait la consécration de longues années de dévouement à la
couronne.
— C’est grand honneur, c’est
grand honneur, Messeigneurs, déclara-t-il. Je fais serment de veiller sur le
ventre de Madame Clémence, et de la protéger contre toute attaque ou
entreprise, et de la défendre avec ma vie. Mais puisque Monseigneur d’Évreux a
cité messire de Joinville, je souhaiterais que le sénéchal fût nommé auprès de
moi, ou si lui ne le peut, son fils, afin que l’esprit de Monseigneur Saint
Louis soit présent à cette garde, en son serviteur, comme l’esprit du roi
Philippe, mon maître… en moi, son serviteur.
Rarement Bouville avait prononcé une
si longue phrase en Conseil, et c’étaient choses un peu subtiles pour lui que
celles qu’il voulait exprimer. Ses derniers mots manquaient de clarté ;
mais tout le monde comprit son intention et le comte d’Évreux le remercia.
— À présent, dit Valois, nous
pouvons aborder l’aménagement de la régence…
Il fut à nouveau interrompu, mais
cette fois par Bouville, qui s’était relevé.
— Auparavant, Monseigneur…
— Qu’y a-t-il, Bouville ?
demanda Valois d’un air bienveillant.
— Auparavant, Monseigneur, il
me faut vous prier très humblement de quitter le siège où vous êtes, car c’est
le siège du roi ; or nous devons penser que le roi, pour l’heure, est dans
le sein de Madame Clémence.
Un silence suivit, pendant lequel on
entendit le glas sonné par les cloches de Paris.
Valois lança vers Bouville un regard
furibond ; mais il comprit qu’il lui fallait obéir et même feindre la
bonne grâce. « Voilà bien les sots, se disait-il en changeant de place, et
l’on a tort de leur accorder confiance. Ils ont des idées qui ne viendraient à
personne. »
Les assistants, sur la droite,
eurent tous à reculer d’un cran. Bouville fit le tour de la table, attira un
tabouret, et vint s’asseoir, les bras croisés dans l’attitude du gardien
fidèle, un peu en retrait du siège vide qui allait être l’objet de tant de
convoitises.
Valois adressa un signe à Robert
d’Artois, lequel, parlant assis, prononça quelques mots à peine courtois qui
signifiaient en clair : « Assez de niaiseries, passons aux choses
sérieuses ! » Le temps, selon lui, était trop mesuré pour qu’on le
perdît en formalités, et ce qui se déciderait là ne pourrait qu’être ratifié
par la Chambre des pairs. Tout à trac, il proposa, comme s’imposant d’évidence,
de remettre la régence à Charles de Valois.
— On ne change pas de main sur
la charrue au milieu du sillon, dit-il. Nous savons bien que c’est Charles qui
a gouverné toute cette année, au nom de notre pauvre cousin Louis que nous
allons porter en terre. Et, auparavant, il fut toujours au Conseil du roi
Philippe, auquel il évita plus d’une erreur et pour lequel il gagna plus d’un
combat. Il est l’aîné de la famille ; il a bientôt trente ans d’habitude
du labeur de roi…
Deux personnes seulement
paraissaient ne pas approuver cette déclaration. Louis d’Évreux pensait à la
France ; Mahaut d’Artois pensait à elle-même.
« Si Charles est régent, se
disait-elle, ce n’est pas lui qui rappellera le maréchal de Conflans et lèvera
le séquestre de mon comté. Il est dans le jeu de Robert comme Robert dans le
sien. Peut-être me suis-je trop hâtée
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