Les prisonniers de Cabrera
« Vous me mettez tous dans le plus cruel embarras ! Alors, toi, Jérôme ? » Jérôme : « Je vous rappelle, sire, que je suis, de par votre volonté, roi de Westphalie. C’est assez de m’avoir fait rompre ma liaison avec cette Américaine, mademoiselle Patterson, pour m’infliger de nouvelles épreuves, alors que mes sujets m’en donnent en suffisance ! » Napoléon, dans un soupir : « Décidément, mes bienfaits ne sont payés que d’ingratitude… Toi, Louis, mon petit frère, tu es mon dernier recours. Oseras-tu refuser cette couronne ? » Louis : « Sire, mon royaume de Hollande m’est à charge. Dieu sait que mes Bataves me donnent bien du souci. » Napoléon se tourna alors vers sa mère. Madame Letizia, indignée : « Mon petit, es-tu devenu fou ? À mon âge, et sans la moindre expérience du pouvoir… » Napoléon : « Mère, je n’attends de vous qu’un arbitrage. Qui, selon vous, devrait accepter de coiffer la couronne prestigieuse des rois catholiques ? » Madame Letizia : « Je ne vois d’autre solution que de tirer à la courte paille. Avec l’aide de Dieu, le sort décidera… »
Quelques applaudissements accueillirent cette scène de comédie. Des sourires détendirent les visages. Dupont grommela :
— Mon pauvre Vedel… Toujours prêt à tourner en dérision les événements les plus graves ! Sous le couvert d’un certain talent de comédien, vous venez de démontrer votre stupidité congénitale. Votre insolence envers l’Empereur me navre. Cette saynète digne des gazettes humoristiques de Paris ne résout rien !
Le visage de Vedel se crispa comme s’il venait de recevoir de son supérieur un soufflet humiliant. D’une main tremblante, il sortit sa tabatière et s’administra une prise maladroite qui lui saupoudra le menton. Nous nous attendions à ce qu’il ripostât par une invitation à vider cette querelle sur le pré. Il se contenta de proférer, d’une voix grinçante :
— Pour ce qui est de ma fidélité à l’Empereur, je n’ai pas de leçon à recevoir de vous ! Que cela vous plaise ou non, nous n’avons rien à foutre dans ce satané pays. Le roi a joué les bonnes cartes, dites-vous ? Je n’y vois qu’une illusion. Il a mis le pied dans un piège et aura du mal à s’en tirer…
— Ainsi, selon vous, s’écria Dupont en nous prenant à témoin de son indignation, nous devrions abandonner l’Espagne et le Portugal aux Anglais, au risque de voir leurs armées à nos portes ?
— Les Anglais ? Ils hésiteraient avant d’envahir ces deux pays, où on ne les aime guère. Négocier éviterait une invasion qui pourrait nous coûter cher…
— Négocier avec ces fourbes, les gens de Londres… ricana Dupont. Vous perdez la tête ! Ignorez-vous qu’ils ne respectent jamais leurs engagements ? Je fais confiance à la décision de l’Empereur. Quant à vous, mon pauvre Vedel, vous n’êtes qu’un… qu’un freluquet que j’ai honte d’avoir dans notre armée ! Vous ne voyez pas plus loin que la pointe de vos moustaches cirées et n’êtes capable que de bouffonneries ! Cette insolence mériterait une leçon…
— Eh bien, mon général, j’attends vos témoins ! Voilà qui réjouira votre ennemi mortel, Fournier-Sarlovèze…
Vedel faisait allusion à la querelle qui, depuis des années, gâtait les relations entre ces deux officiers supérieurs, Dupont d’un côté, Fournier, un Périgourdin originaire de Sarlat, excellent meneur d’hommes mais tête brûlée, capable du meilleur comme du pire, de l’autre. À plusieurs reprises, lui et Dupont avaient croisé le fer, sans jamais parvenir à conclure par une issue fatale pour l’un d’eux. Dans l’armée impériale, cette mésentente inexorable avait pris des dimensions antiques : on y voyait le duel entre Achille et Hector, devant les ruines de Troie…
Ils en étaient à s’affronter du regard quand Murat, qui venait tout juste d’arriver à l’hôtel des Postes, intervint :
— Messieurs, dit-il d’une voix tranchante, il suffit ! Je ne veux pas de duels dans mon armée, vous le savez, nom de Dieu ! D’ailleurs, les règles vous l’interdisent : pas de règlement de comptes entre un supérieur et son subordonné. Est-ce clair ? Regagnez vos quartiers avant que je vous mette aux arrêts, et serrez-vous la
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