Les prisonniers de Cabrera
trentaine de réaux. Pas de quoi envisager des dépenses somptuaires, ce qui nous était interdit, le magasin ne proposant que des produits de toute première nécessité. Il va sans dire que mes modestes économies constituaient un bien commun, Édith et Auguste étant dépourvus de numéraire.
Il m’arrivait fréquemment, dans la fraîcheur du matin, de me rendre au port pour assister à la montée des couleurs devant l’amirauté. C’était chaque fois la même émotion. Le drapeau des marins de la Garde, précieusement conservé, était hissé par un vétéran aux grosses moustaches, au bout d’une perche, dans les roulements du tambour. Une centaine seulement de prisonniers assistaient à la cérémonie, le reste renonçant à descendre de leurs cabanes de montagne ou de leurs cavernes.
Quelques jours après notre arrivée, j’étais encore en proie au vertige qui saisit les voyageurs au retour d’un long voyage. La blessure à ma jambe valide n’était plus qu’un mauvais souvenir, mais je devais m’aider d’un gourdin pour marcher d’une allure chancelante. Je n’étais pas descendu d’un navire depuis notre déportation sur le ponton de la Vieille-Castille , il y avait de cela je ne savais combien de mois, et j’avançais en traînant la patte, telle une marionnette démantibulée.
La flotte de Vargas avait laissé au large, pour assurer notre surveillance, une frégate anglaise. Précaution absurde : quel prisonnier, si bon nageur et si courageux fût-il, aurait tenté de s’évader pour gagner Palma et s’y faire massacrer par la populace ?
Quelques officiers français avaient tenté, au lendemain de notre débarquement, de mettre de l’ordre dans la chienlit, avec le concours distant et indifférent du gouverneur.
J’eus, à quelques jours de là, l’occasion de voir et d’approcher le se ñ or don Antonio Burguillos y Fuente-Nero, qui avait consenti à quitter son château pour régler un différend entre le sergent de la garnison et des officiers des marins de la Garde.
C’était un homme à forte bedaine, dans la cinquantaine, au visage rubescent et souffrant de la goutte. Il était vêtu d’un uniforme de la cavalerie royale du temps du roi Philippe V et coiffé d’un extravagant chapeau orné de plumes. Lorsqu’il eut passé près de moi, saluant notre groupe d’un geste de la main, je fis un pas en avant pour respirer dans son sillage la fumée de son cigare.
Il se fût volontiers montré accommodant avec nos doléances, mais il était privé de moyens. Ses courriers en notre faveur, nous confia-t-il, se perdaient « dans les marécages de la junte ».
Un autre jour, alors qu’on le faisait descendre d’une sorte de palanquin à auvent de toile porté par quatre hommes de sa garnison, nous nous sommes, Auguste et moi, armés d’audace pour l’aborder avec déférence et lui dire que nous manquions d’eau, les livraisons ayant un retard de trois jours. Il daigna nous écouter, grommela dans sa langue pour nous répondre que cette situation le dépassait, qu’il n’était pas le bon Dieu, puis il nous écarta avec sa canne. Il ne sortit rien d’autre de ce poussah que la fumée de son cigare. Lorsqu’il le jeta, après quelques pas incertains vers l’amirauté, je me précipitai pour le recueillir. Il s’en aperçut et éclata de rire.
— Havane, Santo Domingo ou Jamaïqua ? lui dis-je en le humant. Plutôt Jamaïqua.
— Es verdad ! s’écria-t-il. Tu es un connaisseur. C’est le meilleur. Un puro …
Il sortit de sa ceinture un boîtier de cuir, l’ouvrit et me pria de me servir. Je faillis fondre de bonheur. À raison de trois bouffées par jour, ces deux cigares me procurèrent une semaine de plaisir. Bénis soient les Indiens d’Amérique, qui nous ont inventé ce dictame : le tabac !
À peine le navire de ravitaillement en vue, c’était l’exultation générale. Les prisonniers descendaient en files de leurs cabanes ou de leurs cavernes, se ruaient sur le port et s’avançaient dans l’eau, comme fascinés par le navire qui, toutes voiles déployées, passé la punta Bebessones, venait d’entrer dans la baie.
J’étais parfois requis pour assurer le service d’ordre, éviter des ruées intempestives qui eussent entraîné des rixes et inciter les nôtres à la dignité face aux hommes de la garnison venus
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