Les prisonniers de Cabrera
quérir leur part et celle du gouverneur. Ces brutes ne nous ménageaient pas leurs sarcasmes, où le nom de Baylen était jeté comme un crachat.
La distribution prenait une bonne heure. La plupart n’attendaient pas qu’elle fut terminée pour attaquer leur ration, quitte à se priver par la suite ; d’autres la rangeaient dans leur havresac ou des panières de joncs tressés qu’ils serraient contre leur poitrine en s’esquivant, de crainte d’être victimes d’un vol, ce qui se produisait fréquemment.
Il arrivait que les livraisons aient des retards de quelques jours, nous mettant au seuil de la famine, sans une once de pain, de fèves ou de riz, ni la valeur d’un verre d’eau. Pour survivre, nous n’avions d’autre ressource que de faire griller des lézards, ramasser des crustacés, tenter, avec des moyens dérisoires, de prendre du poisson ou des poulpes.
À notre arrivée, il ne subsistait sur l’île, en fait d’animaux, que le troupeau de chèvres abandonné par l’éleveur. Les prisonniers durent se livrer à travers le maquis à une sorte de chasse à courre sans chevaux et sans meute, qui usait leurs dernières forces. Une quinzaine plus tard, la dernière biquette fut rattrapée et sacrifiée par les hommes des cavernes.
La nature et la quantité de nos rations ne changeaient guère : fèves, riz, pain ou biscuits, parfois des olives, jamais de viande. La faim et la soif devenaient notre obsession quotidienne et, malgré notre sobriété et notre sens de l’économie, le ménage à trois que nous formions n’y échappait pas.
La gale était devenue une maladie dont presque tous étaient atteints, à commencer par nous trois, et nous avions du mal à supporter ce supplice quotidien.
— Le remède, nous dit Auguste, je le connais. Il est tout simple : faire bouillir de la racine de dentaire dans de l’huile d’olive. Mais va trouver cette herbe dans ce maquis ! Quant à l’huile d’olive, va la chercher à Palma.
Il réussit à se procurer au magasin un flacon de ce liquide que je payai d’un réal. Réflexion faite, nous le gardâmes pour la cuisine…
Notre séjour à bord de la Cornélie nous avait valu une invasion de poux de tête et de pubis. Nous passions chaque jour une heure à nous épouiller mutuellement, comme des primitifs, sans parvenir à éliminer cette vermine et ses lentes. Il fallut attendre la livraison de quelques tonnelets de vinaigre pour en venir à bout par des lavages quotidiens, qui faisaient dire à Édith que nous sentions la salade.
Il nous arrivait fréquemment, en période de disette, de nous rabattre sur les lézards noirs qui pullulaient toujours malgré la chasse qu’on leur faisait. Édith se chargeait, malgré sa répulsion, de les dépiauter et de les faire griller à la broche, avec des herbes. Ils avaient un goût musqué détestable, mais, à raison de deux ou trois par personne, cela faisait un repas.
Nous nous entretenions de notre faim et de notre soif comme s’il se fût agi d’intimes. Elles nous habitaient et se rappelaient à nous en permanence, au point qu’on aurait pu dialoguer avec elles. Parfois, cette présence se faisait si prégnante que nous roulions à terre. C’était une fête lorsque Auguste ou moi rapportions un poisson acheté subrepticement à un pêcheur ou que nous avions péché nous-mêmes, avec une corde et un hameçon fait d’une épingle à cheveux d’Édith, avec comme appât un morceau de lézard. Les moules et les huîtres que nous ramassions n’étaient qu’un blanc-manger qui excitait notre faim au lieu de nous repaître.
Devenus méfiants suite à des agressions, les pêcheurs majorquins, dès qu’ils voyaient paraître des prisonniers, prenaient le large malgré nos sollicitations : « Réaux ! Réaux ! » Pour se moquer de ceux qui insistaient, ils baissaient pantalon et nous montraient leur cul en éclatant de rire.
La faim, la soif… Je pourrais écrire un long chapitre sur leurs effets quant à notre état physique et mental. Mes deux compagnons et moi constituions un seul organisme, propre, sinon à nous en protéger, du moins à en modérer les méfaits et nous éviter la folie : elle faisait chez beaucoup des nôtres des ravages menant jusqu’au suicide du haut des falaises. Édith, en dépit du sacrifice que nous lui faisions d’une partie de nos
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