Les prisonniers de Cabrera
rations, souffrait surtout de la soif et priait chaque matin pour faire venir la pluie.
Cantonnés dans leur farouche solitude de la montagne, certains prisonniers étaient retournés à la bestialité des origines.
Ils surgissaient parfois, à demi nus ou vêtus d’une ceinture de feuilles, après avoir entendu la cloche annonçant l’arrivée du navire de ravitaillement, pour prendre leur ration, et ils repartaient aussitôt, sans un mot, avec des regards méfiants. Ceux qui tentaient d’approcher leur tanière étaient accueillis avec des pierres et couverts d’injures. C’étaient surtout ceux qui vivaient avec une femme qui se comportaient ainsi, dans la crainte qu’on ne leur enlevât leur compagne.
L’un de ces solitaires, un marin de la Garde, Landry, se jeta sur les récifs du haut d’une falaise. On retrouva dans sa hutte les restes putréfiés de son compagnon, qu’il avait commencé à dévorer.
Auguste, souvent requis au château où l’on avait installé une infirmerie, m’invita un jour à l’y accompagner. J’acceptai malgré ma patte folle et l’impression, à marcher pieds nus pour ménager mes souliers, sur les rochers affleurants, de fouler le tapis de braises des fakirs indiens. Sur notre parcours, aucun coin pour s’abriter du soleil, sauf, ici et là, un caroubier aux feuillages rissolés ou un antique olivier qui avait perdu ses feuilles.
Le castillo , presque à l’état de ruine, se dressait au sommet d’un piton rocailleux, environné d’un maquis d’où montaient des odeurs médicamenteuses. De ce sommet on jouit d’une vue vertigineuse sur Cabrera, cette île qui, à en croire les Anciens, fut l’une des escales d’Ulysse, peut-être celle où régnait sur son troupeau de moutons le cyclope Polyphème.
Les Espagnols avaient fait de cette forteresse édifiée par les Maures un vestige à moitié croulant. La petite garnison, une vingtaine de soldats, logeait dans des casemates, à la base du donjon, et le gouverneur dans une des salles sauvées de la ruine. L’infirmerie occupait une tour et sa terrasse.
Alors que nous reprenions notre souffle à l’abri du soleil, sous de hautes fougères, Auguste me parla de Burguillos.
— Il ne vit pas seul, me dit-il. Il a fait venir de Minorque son épouse, mais on la voit rarement et elle n’a à son service qu’un vieux serviteur, qui accompagne les soldats pour recueillir ses rations, et une servante. Il vit là comme un roi en exil…
— Pourquoi, lui demandai-je, la junte majorquine, plutôt que de tenter de résoudre la quadrature du cercle, n’a-t-elle pas confié à des prisonniers volontaires, moyennant un salaire, le soin de reconstruire cette ruine ? Ils auraient eu une occupation, un but, et y auraient vu un défi. Et pourquoi l’idée ne lui est-elle pas venue de nous donner les moyens de remettre cette terre inculte en état de produire les denrées nécessaires à notre existence ? Et pourquoi ne pas nous fournir les premiers éléments susceptibles de créer des élevages ?
Pourquoi, pourquoi ? On n’en finirait pas de se poser des questions et de relever les témoignages de l’incurie de cette junte de fantoches insensibles à la pitié et dépourvus de toute initiative.
— Faire reconstruire cette ruine par nos hommes ? me répondit Auguste. L’idée est judicieuse, mais imagine les ingénieurs, les tonnes de mortier et les instruments de levage qui seraient nécessaires ! Quant à redonner vie à cette terre, certains des nôtres s’y sont risqués, mais, impuissants à se procurer les outils requis, ils y ont vite renoncé. Certains, qui se sont obstinés, en sont morts, d’épuisement et de soif.
Et pourtant, cet îlot, à n’en pas douter, avait été aussi luxuriant que l’île mère, mais les chèvres des derniers éleveurs en avaient fait un maquis stérile. Pour créer des cultures, il aurait fallu de l’eau, mais nous n’en avions point, les barriques que l’on nous livrait étant tout juste suffisantes pour nous désaltérer.
On n’avait découvert à ce jour que deux sources : l’une dans l’étroite vallée de Bellamiranda, l’autre près de la punta d’Anciola, et les recherches pour en trouver d’autres avaient été infructueuses. Il existait bien, à la base du castillo, une citerne, mais elle était en mauvais état et vide depuis des
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