Les proies de l'officier
nouveau... Margont réalisa que son ami avait peur. Saber évitait soigneusement de contempler les blessés. Le but de la mise en batterie de ce canon n’était pas de faire de nouvelles victimes, mais de l’empêcher de voir celles qu’il y avait déjà. Saber occultait complètement cet aspect-ci de la guerre. Il voulait combattre, mais comme un enfant, avec des soldats de plomb qui ne saignaient pas quand on les renversait. Il demeura donc à cheval, sabre à la main, prêt à commander le feu d’une pièce d’artillerie sur des cosaques qui ne viendraient jamais. Lorsque les derniers blessés eurent été pansés et installés dans un chariot et le canon embourbé sorti de son ornière, un capitaine d’artillerie énervé, le bras en sang, vint récupérer sa pièce. Le convoi se remit en route. Saber, Margont et von Stils l’abandonnèrent. Au loin, on apercevait la tête de la division Pino.
*
* *
La division Pino se trouvait dans un état effroyable. Elle tentait de se ravitailler sur un territoire brûlé par les Russes et pillé par tous les régiments qui la précédaient. Les visages décharnés et éreintés de ces hommes étaient pires encore que tous ceux qu’avait contemplés Margont jusqu’à présent. Tandis que les trois cavaliers s’approchaient au trot du 3 e de ligne italien, Margont demanda :
— Vous jouez souvent avec le colonel Fidassio ?
— Oui, parce qu’il perd.
— Comment joue-t-il ?
Von Stils ne sembla pas surpris par cette question, comme s’il était évident qu’un joueur sommeillait en chacun. Peut-être était-ce le cas d’ailleurs.
— Il ne prend aucun risque, sous-estime en permanence son jeu, se méfie de ses propres partenaires... Il perd sans arrêt de l’argent – beaucoup d’argent –, mais, quand il gagne, le voilà plus heureux qu’un roi.
— J’aimerais faire quelques parties avec lui.
— Ha cessé de jouer. Depuis que plus personne ne lui fait crédit...
— À qui doit-il encore de l’argent ?
— À quelques-uns de ses subordonnés qui n’osent pas le lui réclamer !
— En doit-il à son chien de garde, le capitaine Nedroni ?
— À ma connaissance, celui-ci ne joue pas. Il se contente de passer derrière le colonel Fidassio pour négocier ses dettes : étaler les remboursements, diminuer la somme en échange d’une lettre de recommandation...
Von Stils ajouta aussitôt en ricanant :
— Oui, c’est exactement ça ! Le capitaine Nedroni passe derrière son colonel !
— J’ai peur de ne pas bien saisir votre allusion...
— M’est avis que ce sont deux sodomites ! Vous avez mieux saisi mon allusion, maintenant ?
— Personnellement, je n’ai pas de préjugés contre ces hommes-là.
— Moi non plus, en fait. Seulement contre les mauvais payeurs.
— Êtes-vous sûr de ce que vous avancez sur leur relation ?
— Non. Mais cela ne m’étonnerait pas.
Le colonel Fidassio chevauchait à l’écart de son régiment, comme à son habitude. Il blêmit en apercevant von Stils. Nedroni, qui se trouvait à ses côtés, galopa aussitôt à la rencontre des importuns. Il arrêta son cheval devant eux pour leur barrer la route, salua poliment et déclara :
— Puis-je m’enquérir du motif de votre visite ?
— Je suis le capitaine von Stils, des gardes du corps saxons, et voici le capitaine Margont, du 84 e , répondit le Saxon d’un ton cassant. Nous venons nous entretenir avec le colonel Fidassio au sujet de dettes que celui-ci doit nous régler depuis un certain temps déjà.
— Je suis tout à fait désolé, mais c’est impossible. Le commandement du régiment requiert toute l’attention du colonel.
Von Stils avait rougi plus encore que sous l’action du soleil.
— Il s’agit d’une question d’honneur, monsieur ! J’insiste !
Nedroni demeurait courtois, mais ferme.
— C’est impossible et je le regrette sincèrement. Mais si vous voulez bien me laisser un message, celui-ci sera transmis dans les plus brefs délais.
— Un message !
— Oui, nous avons un message, intervint Margont. Faites savoir au colonel que nous allons directement nous entretenir avec le général Dembrowski afin que celui-ci donne l’ordre à votre colonel de nous recevoir.
Nedroni fut pris au dépourvu.
— Vous n’allez pas déranger un général pour des histoires d’argent ?
— Transmettez, transmettez, ironisa Margont avant de se diriger vers le général de brigade et
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