Les proies de l'officier
ses aides de camp qui examinaient les environs à la longue-vue depuis le sommet d’une colline.
— Très bien, concéda Nedroni. Veuillez me suivre, mais soyez brefs.
Lorsqu’ils atteignirent le colonel Fidassio, celui-ci s’entretenait avec un chef d’escadrons des chasseurs à cheval. Ce dernier étant français, les deux hommes s’exprimaient dans cette langue. Le visage du colonel exprimait le désarroi.
— Avez-vous déployé vos escadrons pour protéger nos flancs ?
— Oui, mon colonel, assura le chasseur.
Le chef d’escadrons devint perplexe. Visiblement, le colonel Fidassio était confronté à un choix des plus difficiles. Le chasseur ne voyait pas où résidait le problème et se maudissait pour son manque de clairvoyance.
— Oui, mais vos escadrons ne sont-ils pas trop déployés ? S’ils sont trop déployés, ils ne pourront pas faire face en cas d’attaque massive sur un point précis. Faites dire à vos cavaliers de se tenir déployés, mais pas trop non plus. Il faut un juste milieu entre déployé et rassemblé.
— Je transmets tout de suite vos ordres, mon colonel.
— Tout dans la vie est une affaire de juste milieu. « Toujours un peu, jamais trop ! »
« Toujours un peu, colonel, jamais trop », pensa Margont. Le chasseur s’éloigna avec le sentiment de ne pas avoir bien saisi ses instructions. Fidassio sembla sur le point de le rappeler pour ajouter ou retrancher quelque chose, mais se retint. Les jointures des mains de Nedroni étaient blanches à force de serrer les rênes.
— Mon colonel, ces deux officiers désirent vous parler. Je leur ai fait savoir à quel point vous étiez débordé, mais ils ont insisté. Ils ont parfaitement compris que vous ne pourriez leur consacrer que quelques secondes.
Les quelques secondes en question parurent à Fidassio plus longues que la damnation éternelle. Il se décomposa lorsque Margont lui annonça qu’il avait été chargé par feu le lieutenant Sampre de recouvrer la dette de ce dernier. Fidassio expliqua qu’il ne possédait pas une somme suffisante sur lui, mais régla à chacun des deux hommes deux cents francs à titre d’acompte en échange d’un reçu. Fidassio sollicitait sans cesse Nedroni du regard. « C’est Nedroni le colonel et c’est Fidassio son ombre », conclut Margont.
Margont et von Stils reprirent leur route. Margont se retourna. Fidassio paraissait plus abattu que jamais tandis que Nedroni s’entretenait avec lui. Nedroni adressa au Français un regard haineux. Il lui en voulait d’avoir percé le secret de son ami, d’avoir découvert que les magnifiques épaulettes de colonel se révélaient trop lourdes pour les épaules de Fidassio et que Nedroni l’aidait à porter ce glorieux fardeau. Pourquoi ma mère a-t-elle voulu faire de moi un colonel ? devait se lamenter intérieurement Fidassio. Oui, certes. Mais aussi, pourquoi l’avait-il laissée faire ? Il était vrai cependant que les colonels obéissaient toujours aux généraux.
23.
À la fin du mois d’août, le Tsar nomma généralissime le général Koutouzov qui se retrouva placé à la tête de l’armée russe. Barclay de Tolly avait perdu son commandement sous la pression de l’opinion publique exaspérée par ses retraites successives. Le choix de son remplaçant avait été difficile. Le Tsar n’aimait pas Koutouzov. Il lui reprochait de lui avoir « trop bien obéi ». Il était en effet notoire qu’à la bataille d’Austerlitz, Koutouzov avait déconseillé de dégarnir le plateau de Pratzen, centre de la position austro-russe, pour envoyer les troupes tenter d’enfoncer le flanc droit français. Le Tsar avait malgré tout ordonné cette manoeuvre, tombant dans le piège de Napoléon qui n’avait pas cédé sur son flanc droit, mais qui, en revanche, avait enfoncé avec plaisir le centre ennemi affaibli. Koutouzov jouissait cependant d’une popularité telle que le Tsar avait été contraint de le choisir. Koutouzov avait soixante-six ans. Il passait pour un vieillard parce qu’il somnolait fréquemment – même durant les conseils de guerre –, parce que son excès de poids le gênait pour monter à cheval et parce qu’il était doté d’un caractère lymphatique. Élève de Souvorov, l’un des plus grands stratèges russes, il avait perdu un oeil lors de l’une des nombreuses campagnes auxquelles il avait participé. La prudence était l’un de ses maîtres mots et il aimait à se
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