Les proies de l'officier
donner l’air du vieux renard rusé qui ne dit rien, mais qui a tout compris. Koutouzov se sentait convaincu de la supériorité de Napoléon et voulait poursuivre la tactique de la terre brûlée. Mais maintenant, Moscou elle-même était menacée. Moscou, le berceau de la nation ! Tous les Russes se demandaient comment on avait pu en arriver là. L’opinion publique et la voix du Tsar imposèrent l’affrontement à Koutouzov. Ce dernier, religieux et fataliste, considéra alors que le choc des deux armées était un mal inévitable. Napoléon tenait enfin sa bataille.
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Koutouzov choisit pour champ de bataille un lieu proche du village de Borodino. Les Russes appelèrent donc cet affrontement la bataille de Borodino alors que Napoléon lui préféra le nom de bataille de la Moskowa. La Moskowa n’était qu’une rivière proche et l’on se trouvait encore à cent cinquante kilomètres de Moscou. Mais, en prononçant « la bataille de la Moskowa », on se croyait déjà sous les murs de la ville. Ce n’était pas faux puisqu’en cas d’écrasement de l’armée russe, Moscou tomberait inéluctablement aux mains des Français.
Cent quinze milles Français et alliés et leurs cinq cent quatre-vingt-dix canons – tout ce qui restait de la Grande Armée – s’apprêtaient à attaquer cent cinquante-cinq mille Russes équipés de six cent quarante canons dont les calibres surpassaient souvent ceux des Français. Les Russes s’étaient installés sur un front convexe dont la longueur dépassait dix kilomètres. Le terrain était tortueux, vallonné, coupé de petits bois et de ravins broussailleux et bordé de forêts de pins et de bouleaux. L’aile droite russe, commandée par Barclay de Tolly, s’appuyait sur les villages de Borodino et de Gorki et sur leurs alentours. La Moskowa coulait de ce côté-là. Au centre se trouvait la vallée de la Kolocza, un affluent de la Moskowa. En arrière de celle-ci, les Russes avaient édifié sur une colline un retranchement appelé la Grande Redoute ou redoute Raïevski, du nom du général qui la commandait. Cette redoute constituait la clé de voûte du centre russe, aussi en avait-on fait un ouvrage impressionnant. Elle s’étendait sur cent quatre-vingts mètres et était entourée d’un large fossé. On avait élevé un remblai de terre sur son front et ses flancs. À l’arrière, une gorge, barrée par une double palissade, permettait aux défenseurs d’aller et venir. Des brèches avaient été aménagées pour permettre à dix-neuf canons de faire feu. De plus, le général Raïevski avait fait creuser des « trous de loup » en avant de la position afin de casser une éventuelle charge de cavalerie. La nombreuse infanterie chargée de protéger la Grande Redoute – vingt bataillons – s’était postée partout où elle avait pu se masser : dans le ravin de Semenovskoïe, sur la pente de la colline et à gauche de la redoute, dans le village de Semenovskoïe. La gauche russe, sous les ordres de Bagration, avait elle aussi été renforcée par des ouvrages. Trois redoutes, très proches. On les avait baptisées les « Trois Flèches ». Enfin, d’importantes réserves se tenaient en arrière de la position russe.
Napoléon était arrivé face à l’armée russe le 5 septembre, mais la bataille ne débuta que le 7. Les deux armées mirent à profit ce répit pour s’observer mutuellement. Les Français ralliaient le plus de traînards possible et attendaient l’arrivée d’une partie de l’artillerie, dont la progression avait été ralentie par les pluies. Les Russes rassemblaient eux aussi leurs troupes et fortifiaient leurs retranchements.
Le 6 septembre eut lieu chez les Russes une cérémonie religieuse spectaculaire. Ce fut une procession d’icônes incluant la Madone de Smolensk qui était réputée rendre les armées invincibles. Les popes en grande tenue sacerdotale allaient en tête, suivis par des généraux et des soldats qui chantaient des cantiques ou priaient. Koutouzov, comme tant d’autres, s’agenouilla au passage des images saintes. Les Russes furent galvanisés, fanatisés. Ce n’était plus une guerre, mais une croisade contre le diable en personne. Et, durant la nuit, de larges rasades de vodka succédèrent à l’eau bénite et les rendirent plus euphoriques encore.
Le plan des Russes était essentiellement défensif : tenir leurs positions et saigner à blanc l’armée française avec
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