Les proies de l'officier
réussir à lui plaire à ce point ?
Margont brandit un second recueil comme un prédicateur illuminé exhibant la Bible.
— Regarde comme ces pages sont usées. Elle a lu et relu ces ouvrages. Elle devait estimer qu’il correspondait à son idéal. La description de la personnalité de notre assassin est là-dedans !
Lefine était sceptique.
— Pour une femme honnête, elle reçoit un peu vite cet inconnu dans sa chambre.
— Cela s’explique. Si l’assassin est bien un officier, il ne lui restait que quelques heures à passer à Tresno avant d’entamer une campagne qui va peut-être durer des mois. Il y avait des centaines de soldats venus s’amuser ici : impossible d’être tranquille ailleurs que chez elle. Elle avait confiance, elle ne semblait pas craindre qu’il n’abuse de la situation.
— Ou elle souhaitait qu’il le fasse...
— Ça ne change rien au raisonnement.
Margont se pencha par la fenêtre. Il n’avait pas le vertige. Il lui paraissait aisé d’enjamber le cadre et de gagner le toit.
— Descends dire aux grenadiers et aux passants de ne pas s’affoler. Dis-leur que je suis à la recherche d’un déserteur et que, comme il s’agit d’un ancien ramoneur, je le soupçonne de se tapir quelque part là-haut. Ensuite, tu me suivras depuis la rue.
— Et vous espérez trouver quoi qui vaille la peine de se rompre les os ?
Mais Margont avait déjà pris appui sur les tuiles. Quelques instants plus tard, il faisait l’équilibriste sur les toits sous les regards mi-amusés mi-inquiets des villageois et des soldats. Lefine ne perdait pas son ami de vue, quitte à percuter régulièrement un badaud.
— Attention à la tuile sur votre droite, elle est descellée ! s’exclama-t-il.
— Merci.
— Vous savez, on voit tout aussi bien d’en bas.
Margont scrutait chaque pouce de toiture, espérant apercevoir un objet qu’aurait perdu l’assassin. Il ne trouvait rien et, lorsqu’il sautait d’un toit à un autre, il y avait toujours quelques crétins en bas pour l’applaudir. Il s’arrêta au sommet de la troisième auberge et contempla la rue. Une ribambelle de faces le fixait. Les gens étaient plus petits que ce qu’il aurait cru. Il détourna la tête de peur que son inquiétude naissante ne finisse par le rendre maladroit. Il imagina la scène. Il faisait nuit, il avait plu, ce qui avait rendu les tuiles glissantes, et on tirait sur le fugitif. Ce dernier courait. Courir ? Rien qu’à l’idée de presser le pas si loin du sol, le coeur de Margont se serrait. Il en déduisit que l’assassin était en excellente condition physique. Il reprit sa progression en se demandant comment cet homme avait fait pour redescendre de son perchoir à acrobates. Il arriva jusqu’à la dernière auberge. Celle-ci était séparée de la maison suivante par une rue de trois mètres de large. Par ailleurs, l’habitation, en bois, ne disposait que d’un rez-de-chaussée alors que lui dominait deux étages. Il lui semblait impossible de poursuivre sa progression, mais il désirait un second avis.
— Je vais prendre de l’élan et sauter, lança-t-il à Lefine.
Le sergent se mit à gesticuler dans tous les sens.
— Vous êtes fou, mon capitaine ! C’est du suicide ! Vous allez vous écraser comme une crêpe ! L’ass... le déserteur est obligatoirement descendu avant. Il n’y a qu’à aller demander aux habitants de cette baraque s’ils ont entendu quelqu’un tomber sur leur toit cette nuit. Un boucan pareil, ça les aurait forcément réveillés.
Margont revint sur ses pas. Un caporal d’artillerie dont le cou et le bas du visage n’étaient plus qu’une cicatrice de brûlure se pencha vers Lefine.
— L’est pas un peu malade de la tête, ton capitaine ?
— Quand quelque chose lui tient à coeur, il y pense en permanence et il ne mesure plus très bien les risques.
— Ça peut coûter cher, l’inconscience, répliqua le caporal en promenant lentement son index sur sa joue fripée comme un drap mouillé.
Margont retourna sur ses pas et se figea devant l’arbre, un énorme chêne dont certaines branches étaient cassées. Il y avait de nombreuses traces de pas aux alentours. À quelques mètres de là, on apercevait l’empreinte grossière d’un corps. Son fond était constitué d’une boue sanglante. Un instant plus tard, les deux hommes examinaient les lieux.
— Voilà son trajet : il saute de ce toit, freine sa chute en
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