Les proies de l'officier
à trier les blessés, à ne pas vous précipiter sur la blessure la plus spectaculaire – le « mitraillé », pour lequel on ne peut hélas plus rien – et à ne pas vous laisser intimider par celui qui n’a qu’une blessure non urgente et qui a encore la force de vous traiter de tous les noms. Bien entendu, le triage ne dispense en rien d’apporter les premiers soins à tout le monde. Dans le cas que je viens de citer, tandis que j’aurais commencé à opérer le premier, vous auriez bandé les blessures des deux autres, afin de limiter les hémorragies. Vous auriez également allégé leurs souffrances par des paroles réconfortantes – mais pas mensongères telles que : « On va vous sauver et vous ne garderez aucune séquelle » –, des antalgiques si vous aviez eu la chance qu’il vous en reste et de grandes rasades d’alcool, car il n’y a rien de tel pour étourdir quelqu’un. Des questions avant que je ne commence mon cours ?
Une voix hésitante se fit entendre.
— Monsieur le médecin-major, pouvons-nous d’abord aller manger ?
— Qu’est-ce que c’est que ces sottises ? Il n’est pas onze heures..., s’étonna Brémond.
Mais sa montre lui révéla qu’il était deux heures passées. Surpris, il la porta à son oreille avant de la laisser retomber dédaigneusement dans sa poche.
— Bien, inutile que je gaspille ma salive alors que vous n’entendez plus que vos gargouillis gastriques.
Le groupe des spectateurs se disloqua, révélant un Margont souriant.
— Quentin ! s’exclama Brémond en lui posant les mains sur les épaules.
Les deux hommes se connaissaient depuis l’enfance et avaient eu maintes fois l’occasion de se revoir sur les champs de bataille.
— Dans quel régiment sers-tu ?
— Le 84 e , avec Lefïne, Saber et Piquebois.
— Alors te voilà bien entouré. Je parie que tu t’ennuies et que tu rêves d’un cours privé sur l’aménagement d’un hôpital.
— Pari perdu, hélas. Jean-Quenin, j’ai un grand service à te demander.
— Accordé. Je t’écoute.
— J’enquête sur un meurtre, mais cette affaire ne doit à aucun prix s’ébruiter. Je souhaiterais que tu examines la victime.
6.
Une heure plus tard, de retour à Tresno, Margont hurlait dans une maison réquisitionnée face à un capitaine amorphe.
— Avec votre lenteur administrative, j’aurai l’autorisation de déterrer ce corps dans dix mois ! Autant ramasser tout de suite une poignée de poussière !
— Je suis désolé. Je n’ai pas la moindre idée de la procédure à suivre vis-à-vis d’une telle requête. Il faut donc que j’informe ma hiérarchie. Parce que vous comprenez...
— Non justement, je ne comprends pas, capitaine Ladoyère.
— Si la bonne procédure n’est pas respectée, c’est sur moi que se porteront tous les blâmes.
— Mais j’ai un ordre du...
— Général Triaire, oui, en effet, marmonna le capitaine, perplexe, tout en lisant une nouvelle fois le document.
— Alors je vous intime l’ordre de m’autoriser à déterrer ce corps.
— Mais le général Triaire est-il habilité à faire déterrer un cadavre civil ? Parce que moi, vous comprenez, je suis chargé d’assurer l’ordre à Tresno. Je suis compétent pour m’occuper des déserteurs, des fauteurs de troubles...
Margont ne supportait même plus de contempler ce faciès aux bajoues tombantes de bouledogue assoupi. Brémond, lui, semblait absorbé par son examen des paysages polonais qu’il contemplait par la fenêtre.
— Allez droit au but ! s’exclama Margont.
Le capitaine écarta les bras en signe d’impuissance.
— Je vous l’ai dit, je dois veiller au maintien de l’ordre à Tresno. Déterrer le corps d’une habitante des lieux pourrait déclencher l’hostilité de la population, d’où des troubles, des émeutes, des répressions militaires...
— Et vous proposez donc ?
— Et je propose donc de suivre la voie hiérarchique. Votre demande va être transmise dès aujourd’hui à qui de droit, c’est-à-dire à mon supérieur qui...
— Qui la transmettra à quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. Je vais vous faire rendre des comptes au général Triaire !
— Oh ! mais ce n’est pas moi qui rendrai des comptes, ce sera mon supérieur puisque je lui aurai soumis votre requête.
L’officier était content d’avoir résolu ce problème et conclut :
— Nous aurons ainsi tous les deux la satisfaction
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