Les proies de l'officier
ses estimations, il lui arrivait de frôler la clairvoyance du maréchal comme de plonger la tête la première dans les divagations de l’aliéné qui se prenait pour Napoléon. Un peu de souplesse aurait transformé son intelligence en génie. Margont était persuadé que son ami s’élèverait effectivement très haut. Mais ce qui paraissait très haut pour Margont ne représentait que mi-parcours pour Saber.
Le lieutenant Piquebois avait été assez semblable pour devenir fort différent. Âgé de trente-trois ans, il se comportait comme s’il en avait cinquante, si bien qu’on le prenait régulièrement pour un quinquagénaire diablement bien conservé. Il s’était épris de la fille d’un riche drapier uzétien. Étienne Marcelin, le père de la jeune femme, n’avait pas apprécié cette idylle. Piquebois étudiait la médecine à Montpellier, mais, bizarrement, on le croisait tous les jours dans les tavernes d’Uzès. Il avait aussi navigué, lors de sa période « Je serai capitaine de vaisseau ». Il avait vécu deux ans en Afrique, lors de sa période « Je ferai fortune dans le cacao ». Il était revenu en déclarant qu’il allait émigrer en Amérique du Sud. Son voyage au Pérou n’avait jamais dépassé le jardin du Peyrou, situé en plein coeur de Montpellier... Marcelin avait donc mis un veto. Sa fille, Anne-Lise, en avait été bouleversée, si bien que le veto avait été transformé. « Non... sauf si vous parvenez à acquérir une position sociale. » « Mais je fais des études pour devenir pasteur ! » avait expliqué Piquebois (personne ne semblait au courant de cette nouvelle vocation). « Pasteur, ce n’est pas une position sociale, c’est une position... théologique », avait rétorqué Marcelin. Piquebois devina que cette subtile distinction avait un rapport avec les revenus financiers. Il abandonna donc ses études religieuses avant de les avoir commencées, ses interminables études de médecine, ses études maritimes et ses études chocolatées pour s’engager dans l’armée. Rien de tel que l’armée en temps de guerre pour s’élever. Uzès avait longuement ironisé sur « Piquebois, le soldat en chocolat ». Attablés sur la superbe grand-place, tous les Uzétiens trinquaient à sa santé : « Fasse le Ciel qu’il ne lui arrive rien ! Mais bon, ne nous inquiétons pas trop : on n’entend pas beaucoup tonner le canon à Montpellier. » Car, pour tout le monde, Piquebois était ivre mort là-bas, ronflant sous une table avec ses amis carabins, petit Rabelais sans inspiration. À la surprise générale, Piquebois réapparut, le dolman et la pelisse surchargés de brandebourgs, le pantalon charivari, les cheveux tressés en élégantes petites nattes, la moustache fourme et le sourire aux lèvres. Dans toutes les maisons, on s’exclamait : « Notre soldat en chocolat s’est changé en hussard ? Buvons tout de suite de ce cacao magique ! » Marcelin, en père attentionné, avait trouvé nombre de meilleurs partis (meilleurs à ses yeux, mais n’étaient-ce pas les seuls qui comptaient ?). Cependant, Anne-Lise, aussi têtue que lui, les avait tous refusés. Il accepta finalement cette union qui fut célébrée dans la cathédrale de l’ancien duché d’Uzès.
Piquebois n’avait pas choisi les hussards par hasard. C’était chez eux que se pressaient les gens turbulents et fêtards qui vivaient leur jeunesse comme un galop de charge. On y faisait tout vite et fort. On ne parlait pas, on gueulait, on ne buvait pas, on se bourrait la gueule et on se querellait avec tous ceux qui n’étaient pas des hussards (quoique l’on se disputât aussi avec les hussards des autres régiments, en fait). Piquebois se comportait héroïquement sur les champs de bataille, mais prenait plus de risques encore en dehors de ceux-ci. Ainsi, il avait manqué se rompre les os en sautant de la fenêtre d’une auberge dans laquelle il avait rossé un cuirassier. Il était régulièrement ramassé par les gendarmes « plus mort qu’ivre ». Il avait également blessé deux hommes en duel, l’un à cause d’un choc accidentel entre deux fourreaux de sabre (il laissait traîner le bout du sien à terre pour le plaisir de faire du vacarme sur les pavés) et l’autre en raison d’un regard jugé « lourd de sous-entendus » (quels sous-entendus ? Personne ne l’avait jamais su, pas même le transpercé).
Malgré cette tendance à jouer avec le feu (ou
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