Les proies de l'officier
Maria. Ces images le hantaient régulièrement. Finalement, s’il tentait de s’occuper à tout prix, ce n’était pas uniquement pour lutter contre l’ennui, mais aussi contre ces souvenirs qui venaient emplir le vide que l’inactivité générait dans son esprit. Ces atrocités choquaient sa conception de l’homme. Et si encore cet assassin avait été unique en son genre... Margont sourit en se disant que, s’il menait cette enquête avec ténacité, c’était beaucoup moins pour obéir au prince Eugène que pour lutter pour ses principes. Il repensa à cette question de Maroveski qui l’avait mis tellement mal à l’aise : pourquoi un capitaine s’intéressait-il au meurtre d’une « fille de rien » ? Pour Margont, personne n’était sans valeur. Cependant, le prince devait effectivement considérer Maria Dorlovna comme l’équivalent d’un grain de poussière. Un officier criminel, les enjeux politiques... Oui. Mais pourquoi Eugène s’était-il montré si hésitant à la fin de l’entretien ? Margont pressentait un manque ; le prince lui avait dissimulé quelque chose. Un lien entre la victime et lui ? Cela semblait absurde – même si l’absurde se produisait régulièrement sur terre. Un doute sur l’identité du meurtrier ? Un élément demeurait caché. Lequel et pourquoi ? Margont décida de rédiger un courrier pour solliciter un nouvel entretien avec le prince sous prétexte de faire le point. Et tant pis si cela ne donnait rien. Depuis le début de cette campagne, Margont s’était inventé une nouvelle devise : « Mieux vaut faire quelque chose d’inutile plutôt que rien du tout. »
Au moment où l’ordre fut donné de se mettre en marche, Margont aperçut Lefine qui rejoignait le régiment. Il était à pied et si fatigué et si couvert de poussière que l’on avait l’impression de contempler son fantôme. Le coeur de Margont bondit dans sa poitrine. Y avait-il du nouveau ? Se passerait-il enfin autre chose qu’une marche interminable ?
10.
Margont entraîna Lefine à l’écart, dans les restes d’une isba dont les murs noircis fumaient encore. Lefine tapotait mollement son uniforme pour le dépoussiérer.
— Je me demande pourquoi les Russes construisent leurs maisons avec de la cendre. Enfin... Mon cheval est mort.
— Mais bien entendu. À qui l’as-tu vendu ? À un cavalier ? À une cantinière ?
— De toute façon, il grelottait jour et nuit. Il allait mourir donc ça revient au même de l’avoir vendu sauf que là, j’ai en plus fait un bénéfice.
— Je te l’avais offert pour te rendre plus rapide, pas pour t’enrichir. Passons. Ton rapport ?
— Quatre suspects.
Quatre. C’était peu, mais encore trop.
— Est-on sûr de ne pas avoir commis d’erreur en éliminant les autres ?
Lefine sortit de sa poche plusieurs feuilles qu’il déplia soigneusement.
— Voici la liste...
Margont lui prit le document des mains.
— ... de tous les colonels du 4 e corps. Les noms
barrés sont hors de cause et il y a, écrit à côté, le motif et le nom de celui qui l’a établi.
— Excellent travail. Et qui reste en lice ?
— Le colonel Etienne Delarse. Celui-là, on le connaît de vue...
Le visage de Margont s’assombrit.
— Quelle malchance ! Enfin, puisqu’il fait partie de notre brigade, il sera d’autant plus facile à surveiller.
— Le colonel Maximilien Barguelot, qui commande le 9 e de ligne, 1 re brigade, 14 e division.
— Je ne le connais pas.
— Le colonel Robert Pirgnon, 35 e de ligne, 2 e brigade, 14 e division.
— Jamais entendu parler.
— Et le colonel Alessandro Fidassio, 3 e de ligne italien, 3 e brigade, 15 e division.
Margont cessa de parcourir la liste du regard.
— La division italienne du général Pino ? Un Italien ?
— Exactement. Les hommes qui ont obtenu ces renseignements m’ont coûté fort cher. Les gredins me tendaient la patte tous les jours en m’abrutissant avec la liste des préjudices que leur causait cette enquête et j’ai dû souvent...
Margont l’interrompit en lui donnant une bourse.
— Voilà pour les gredins qui tendent toujours la patte.
Lefine étala les pièces dans sa paume.
— Cela couvrira à peine les frais. Et encore, je suis foncièrement optimiste.
— Est-on certain de ne pas avoir radié un nom par erreur ?
— On sait quand la victime a trépassé : ça a pris le temps que ça a pris, mais on a pu reconstituer
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