Les proies de l'officier
nôtres.
11.
L’après-midi tirait à sa fin. Afin d’économiser Nocturne, son cheval, Margont avait voulu couper à travers bois pour rejoindre son régiment. Il avait une fois de plus surestimé son médiocre sens de l’orientation et s’était perdu. Après avoir pesté contre les forêts russes, il se rassura en se disant que même le plus maladroit des hommes ne pouvait pas ne pas retrouver une armée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Une odeur d’humus imprégnait l’air. Le bruit léger des sabots sur le tapis d’aiguilles et de mousse et le craquement sec des branches mortes berçaient sa progression.
Au bout d’un moment, Margont atteignit une clairière. Celle-ci était assez large et formait un triangle dont les côtés dépassaient la centaine de pas. Il venait de déboucher près de trois sentinelles qui l’avaient aussitôt mis en joue. Constatant leur erreur, ces dernières abaissèrent leurs armes avant de le saluer avec un manque de rigueur évident. Ce lieu dégagé était déprimé en son centre et au fond de ce creux coulait une rivière que l’été, assoiffé, avait changée en ruisseau. Cinq grenadiers y remplissaient des calebasses et des outres. Un peu plus loin en amont, cinq chasseurs à cheval faisaient s’abreuver leurs montures. Un sergent sembla peu apprécier l’idée de boire une eau agrémentée de bave de cheval et se redressa pour invectiver les chasseurs. S’apercevant que l’un des cavaliers était lieutenant, il dut se contenter d’ordonner à ses hommes de cesser leur tâche jusqu’à ce que « les bestiaux aient terminé leur barbotage ». Nocturne marqua brutalement le pas en apercevant le ruisseau et attaqua au trot la descente de la pente. Margont lui tapota amicalement l’encolure.
— Mais oui, on va boire. Et en plus, c’est le 19 e chasseurs : on est de retour dans notre corps.
Des bruits confus vinrent dissiper le silence. Margont vit l’une des trois sentinelles dévaler la pente au pas de course, sans son arme. Un cavalier au galop la rattrapa et lui fit voler la tête d’un coup de sabre. Deux détonations. Les grenadiers lâchèrent leurs calebasses et épaulèrent précipitamment. Margont dégaina son épée et se retourna. Une quinzaine de cosaques avaient surgi de la forêt. Pantalon, tunique et casquette bleus : des troupes régulières. Ces hommes chargeaient en hurlant, leurs lances pointées droit devant. L’effet de surprise était total. Une seconde clameur acheva de déstabiliser les Français : d’autres cosaques avaient fait leur apparition pour les prendre en tenaille. L’officier qui menait l’assaut fonçait sur Margont. Celui-ci l’attaqua sans pitié, persuadé de vivre ses derniers instants. Il ne tenta pas de l’embrocher de peur que son épée ne reste plantée dans le corps, mais lui porta un coup vicieux à l’épaule. La lame trancha tout sur son passage jusqu’à ce qu’elle vienne buter contre l’os. Un jeune cosaque, armé d’une lance, prit aussitôt Margont à partie. La lance (que l’on avait crue un temps en Europe occidentale reléguée aux livres consacrés au Moyen Âge), plus longue que le sabre, donnait l’avantage au cavalier qui chargeait, car elle lui permettait de frapper le premier. Inversement, au corps à corps, elle diminuait les chances de succès, car, peu maniable, elle ôtait l’initiative. Margont fit face et atterrit brutalement sur le dos avant même d’avoir esquissé sa tentative de parade. Par chance, la pointe n’avait embroché que son habit et le peu de gras qui recouvrait ses côtes. Il n’avait pas encore repris tous ses esprits qu’il roula machinalement sur lui-même pour éviter de justesse de se faire piétiner par un autre cosaque. Ce dernier lança un « hourra » plein d’une rage fervente et tenta de l’épingler au sol. Sa lance érafla le bras de Margont. Celui-ci ramassa son épée et se précipita vers sa monture pour s’emparer de ses pistolets d’arçon, se jurant de faire sauter la cervelle du prochain cosaque qui tenterait de l’embrocher. Un cavalier devina son intention et galopa vers Nocturne en poussant des hurlements. Voyant que ce cheval hésitait à abandonner son maître, il projeta sa lance dans sa direction. Nocturne s’enfuit au galop. Margont fit face au Russe pour recevoir la charge. Cette fois, ce serait épée contre sabre et comme son adversaire avait dix ans de moins que lui, il pouvait raisonnablement
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