Les proies de l'officier
tuera à nouveau. De plus, ici, rien à voir avec les risques considérables qu’il a pris lors des meurtres d’Élisa Lasquenet – si c’est bien lui le coupable – et de Maria Dorlovna. Il a amplement amélioré sa « technique » : pas de précipitation, plus de fuite par les toits, il n’a pas attiré l’attention...
— On... on demande à Jean-Quenin de venir examiner le corps ?
— Qu’attendrais-tu de cet examen ?
— Eh bien... rien.
— Moi aussi, j’aimerais bien me raccrocher à quelque chose pour pouvoir me dire : « Voilà ce qu’il faut que je fasse et lorsque je l’aurai fait, tout s’éclaircira. » Je crois que Jean-Quenin ne nous apprendrait rien et je n’ai pas le coeur de lui demander de nous consacrer deux heures alors qu’il doit encore courir de blessé en blessé. Fernand, ma théorie du prince charmant s’écroule : la victime n’aimait que les soudards.
L’assassin semblait doté d’une grande finesse d’esprit et d’un talent de comédien. Il avait rapidement deviné que Maria Dorlovna désirait un homme capable de faire preuve de tendresse, de raffinement... Alors il était devenu cet homme-là. Or il n’avait eu aucun mal à se faire « soudard bon baiseur » pour la comtesse Sperzof. Margont ne cherchait plus un « prince charmant », mais un caméléon. Dalero le rejoignit. Margont s’aperçut avec surprise que celui-ci s’était rasé. Il avait dû utiliser son couteau ou le rasoir d’un domestique. Il avait également fait repasser son habit. Il paraissait s’être ressourcé, appuyant son esprit sur la béquille de son image. Sans prononcer un mot, il pénétra dans la chambre à coucher pour examiner le corps. Lefine s’obligea à faire de même pour ne pas être le seul à avoir évité ce moment difficile, mais ressortit presque aussitôt. Lorsque Dalero revint, il déclara à Margont :
— Bien. Je vais immédiatement rédiger un rapport sur ce nouveau crime et sur l’avancée de votre enquête. Le prince en prendra connaissance dans l’heure qui suivra. Faites attention à vous dans les combats. Ne vous exposez pas trop.
— Pourquoi tant de sollicitude à mon égard ?
— Parce que si vous vous faites tuer, ce sera moi que le prince désignera pour vous remplacer.
21.
L’homme était avachi dans un fauteuil, dans l’un des salons de son logement à Smolensk. Rien dans cette pièce admirable ne parvenait à retenir son attention, ni la hauteur du plafond – démesurée jusqu’à l’absurde ! —, ni les meubles aux tapisseries brodées, ni la commode intégrant des panneaux de laque chinois ou japonais... Car d’autres images occupaient son esprit. Il repensait aux sentiments qui l’avaient submergé tandis qu’il torturait cette femme, surtout lorsqu’il avait ravagé sa figure. Ces mutilations avaient rendu ce corps anonyme et son imagination avait fait se refléter d’autres visages dans ce miroir de sang : la trop timide épouse de l’un de ses officiers, une ancienne amie très proche, des inconnues croisées dans la rue... En revanche, il avait tué le serviteur par surprise parce qu’il en avait peur. Ce géant dont les bras et les jambes ressemblaient à des branches de chêne aurait pu lui briser la nuque d’un coup de patte, comme un ours. Il regrettait cette précipitation. Il aurait voulu ligoter cette bête sur sa paillasse et la découper morceau par morceau. Mais au goût suave du plaisir se mêlait celui de l’inquiétude.
Quelques jours auparavant, il avait visité un hôpital de campagne. Ah, les blessés ! Il les avait regardés se tortiller comme les vers qu’il coupait en deux quand il était enfant. Le plus drôle était que tout le monde avait pris cela pour de la compassion. De la compassion ! Voir ces faciès douloureux lui sourire comme s’il avait été un saint avait doublé sa joie. Le lendemain, alors qu’il explorait la région, il avait remarqué qu’un homme, aperçu la veille près d’un blessé, chevauchait à distance de son escorte. Il l’avait pris pour un maraudeur. Seulement il l’avait revu plus tard et il avait compris. Il se doutait bien que quelqu’un menait une enquête sur le meurtre de la Polonaise. Mais il avait été stupéfait de réaliser à quel point les investigations avaient progressé sans toutefois le démasquer. C’était forcément à cause du journal intime de Maria. Quelle idée d’aller tout noter dans un cahier parfumé par
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