Les rêveries du promeneur solitaire
voici de quelle manière je parvins à me
l'expliquer. Je me souviens d'avoir lu dans un livre de philosophie
que mentir c'est cacher une vérité que l'on doit manifester. Il
suit bien de cette définition que taire une vérité qu'on n'est pas
obligé de dire n'est pas mentir ; mais celui qui non content
en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire, ment-il
alors, ou ne ment-il pas ? Selon la définition, l'on ne
saurait dire qu'il ment ; car s'il donne de la fausse monnaie
à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute,
mais il ne le vole pas.
Il se présente ici deux questions à examiner, très importantes
l'une et l'autre. La première, quand et comment on doit à autrui la
vérité puisqu'on ne la doit pas toujours. La seconde, s'il est des
cas où l'on puisse tromper innocemment. Cette seconde question est
très décidée, je le sais bien ; négativement dans les livres,
où la plus austère morale ne coûte rien à l'auteur, affirmativement
dans la société où la morale des livres passe pour un bavardage
impossible à pratiquer. Laissons donc ces autorités qui se
contredisent, et cherchons par mes propres principes à résoudre
pour moi ces questions.
La vérité générale et abstraite est le plus précieux de tous les
biens. Sans elle l'homme est aveugle ; elle est l'oeil de la
raison. C'est par elle que l'homme apprend à se conduire, à être ce
qu'il doit être, à faire ce qu'il doit faire, à tendre à sa
véritable fin. La vérité particulière et individuelle n'est pas
toujours un bien, elle est quelquefois un mal, très souvent une
chose indifférente. Les choses qu'il importe à un homme de savoir
et dont la connaissance est nécessaire à son bonheur ne sont
peut-être pas en grand nombre ; mais en quelque nombre
qu'elles soient elles sont un bien qui lui appartient, qu'il a
droit de réclamer partout où il le trouve, et dont on ne peut le
frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols,
puisqu'elle est de ces biens communs à tous dont la communication
n'en prive point celui qui le donne. Quant aux vérités qui n'ont
aucune sorte d'utilité ni pour l'instruction ni dans la pratique,
comment seraient-elles un bien dû, puisqu'elles ne sont pas même un
bien ? et puisque la propriété n'est fondée que sur l'utilité,
où il n'y a point d'utilité possible il ne peut y avoir de
propriété. On peut réclamer un terrain quoique stérile parce qu'on
peut au moins habiter sur le sol : mais qu'un fait oiseux,
indifférent à tous égards et sans conséquence pour personne, soit
vrai ou faux, cela n'intéresse qui que ce soit. Dans l'ordre moral
rien n'est inutile non plus que dans l'ordre physique. Rien ne peut
être dû de ce qui n'est bon à rien pour qu'une chose soit due il
faut qu'elle soit ou puisse être utile. Ainsi, la vérité due est
celle qui intéresse la justice, et c'est profaner ce nom sacré de
vérité que de l'appliquer aux choses vaines dont l'existence est
indifférente à tous, et dont la connaissance est inutile à tout. La
vérité dépouillée de toute espèce d'utilité même possible ne peut
donc pas être une chose due, et par conséquent celui qui la tait ou
la déguise ne ment point.
Mais est-il de ces vérités si parfaitement stériles qu'elles
soient de tout point inutiles à tout, c'est un autre article à
discuter et auquel je reviendrai tout à l'heure. Quant à présent,
passons à la seconde question.
Ne pas dire ce qui est vrai et dire ce qui est faux sont deux
choses très différentes, mais dont peut néanmoins résulter le même
effet ; car ce résultat est assurément bien le même toutes les
fois que cet effet est nul. Partout où la vérité est indifférente
'erreur contraire est indifférente aussi, d'où il suit qu'en pareil
cas celui qui trompe en disant le contraire de la vérité n est pas
plus injuste que celui qui trompe en ne la déclarant pas ; car
en fait de vérités inutiles, l'erreur n'a rien de pire que
ignorance. Que je croie le sable qui est au fond de la mer blanc ou
rouge cela ne m importe pas plus que d'ignorer de quelle couleur il
est. Comment pourrait-on être injuste en ne nuisant à personne,
puisque l'injustice ne consiste que dans le tort fait à
autrui ? Mais ces questions ainsi sommairement décidées ne
sauraient me fournir encore aucune application sûre pour la
pratique, sans beaucoup d'éclaircissements préalables nécessaires
pour faire avec justesse cette
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