Les révoltés de Cordoue
village, mais les Maures durent passer la nuit sous la
pluie, à l’extérieur, se protégeant les uns les autres. La distribution de
vivres fut parcimonieuse. Les villageois se montraient réticents à nourrir ceux
qui avaient injurié la chrétienté. Au petit matin ils entreprirent l’ascension
de Moclín, où se dressait une imposante forteresse qui protégeait l’accès à la
plaine et à la ville de Grenade. La distance parcourue fut la même que celle de
la première journée, mais cette fois en montant et avec le froid de la montagne
qui grimpait le long des vêtements trempés par la pluie et pénétrait jusqu’aux
os. Il était hors de question de laisser des Maures sur la route, c’est
pourquoi tous les hommes valides se virent forcés d’aider les malades, voire de
transporter les cadavres. Il n’y avait aucune charrette. Loin de Fatima et
d’Aisha qui marchaient devant, Hernando dut porter pendant l’ascension un vieil
homme émacié incapable de tenir debout, affecté d’une toux sèche qui, au fil de
la journée, se transforma en un râle sourd et douloureux aux oreilles du
garçon. Il mourut la nuit même, ainsi que soixante-dix autres Maures. La seule
consolation des exilés, une fois qu’ils eurent porté leurs morts jusqu’au
prochain arrêt, fut, en l’absence de cercueils, de pouvoir les enterrer à même
la terre.
Certains, désespérés, tentèrent de fuir, mais le prince
avait décrété que tout Maure qui essaierait de s’échapper deviendrait l’esclave
du soldat qui l’arrêterait, raison pour laquelle le moindre mouvement d’un
homme, d’une femme ou d’un enfant déclenchait une partie de chasse féroce de la
part des chrétiens, qui marquaient ensuite au fer leurs nouveaux esclaves, sur
le front ou les joues, tandis que les hurlements de douleur couraient dans les
rangs des exilés. Aucun Maure ne parvint à fuir.
De Moclín ils se dirigèrent vers Alcalá la Real, à trois
autres lieues, en marchant au sommet de la montagne. Hernando dut porter une
grosse femme boiteuse à la place du vieil homme qui était mort, et il fut aidé
par un autre garçon de son âge. La nuit précédente il avait senti chez Fatima
de l’inquiétude pour le petit Humam, dont elle tentait d’apaiser la toux contre
sa poitrine.
Ce fut à Alcalá la Real, au pied d’une colline couronnée par
une nouvelle forteresse, à l’intérieur des murs de laquelle on construisait une
abbaye sur l’emplacement d’une ancienne mosquée, qu’Aisha annonça à son fils la
mort du petit au cours de la journée : de même que pour le vieil homme, sa
toux s’était muée en une respiration sifflante et le bébé avait commencé à
grelotter de telle façon que Fatima, entre larmes et cris d’impuissance,
s’était mise à trembler pareillement. Ils n’avaient pas été autorisés à
s’arrêter. Ravagée de douleur, Fatima avait imploré à genoux les chrétiens de
l’aider, de lui permettre de s’arrêter un moment pour donner quelque chose de
chaud à l’enfant, mais seul le mépris avait répondu à ses nombreuses
supplications. La soldatesque avait semblé plus attentive à la possibilité que
cette jeune mère, belle jusque dans sa souffrance, prenne la décision
désespérée de fuir afin de soigner son fils ; pour Fatima, un bon prix
pourrait être obtenu sur le marché de Cordoue.
— Personne ne nous a aidées, sanglota Aisha au souvenir
des regards compatissants des autres Maures.
Ils avaient continué jusqu’au moment où, à moins d’une lieue
d’Alcalá, la mère et le fils avaient cessé de trembler. Aisha avait dû décoller
le cadavre du bébé des bras raidis de sa mère.
En tant qu’époux chrétien de la jeune fille, Hernando
comparut devant les scribes, qui prirent note et certifièrent le décès du petit
Humam. Fatima ne parlait pas. À la nuit tombée, Hernando, Brahim, Aisha et
Fatima s’éloignèrent du camp de fortune et, comme tant d’autres familles
musulmanes, surveillés de loin par les soldats, ils procédèrent à l’enterrement
du bébé.
Aisha lava avec délicatesse son cadavre dans l’eau froide et
cristalline qui coulait d’un canal. Cachée dans les habits d’Humam, elle trouva
la main de Fatima, qu’elle garda ; ce n’était pas le moment de rendre le
bijou à la jeune fille. Hernando crut entendre dans la bouche de sa mère les
berceuses dont il se souvenait tant ; Aisha les chantonnait à voix basse,
comme elle l’avait fait avec
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