Les révoltés de Cordoue
nuit tomba alors que la majorité des exilés, assoiffée,
s’abreuvait à de grandes jarres. Quand leur tour arriva, pendant que Brahim
buvait, renversé sous le jet d’eau, Hernando observa Fatima : sa
chevelure, à présent hirsute et sale, encadrait son visage aux pommettes
marquées, aux yeux enfoncés et violacés, aux traits consumés sous lesquels
pointaient les os. Il vit ses mains trembler lorsqu’elle les joignit pour les
porter à ses lèvres et tenter de boire ; l’eau coula entre ses doigts
avant d’atteindre sa bouche. Qu’allait-elle devenir ? Elle ne résisterait
pas à un nouveau voyage.
Personne n’osa se laver ; le corregidor avait beau
avoir fermé les rues, la mesure affectait seulement les Maures, tandis que les
voyageurs, commerçants, marchands de bétail et artisans qui travaillaient et
vivaient dans le quartier – rempailleurs, armuriers, liniers, fabricants
d’aiguilles ou tanneurs – passaient d’un air hautain parmi la foule des
déportés, les examinant des pieds à la tête, de même que les nombreux prêtres
maraudant dans les parages ou les innombrables désœuvrés qui venaient chaque
jour traîner là : mendiants ou aventuriers qui en profitaient pour les
traiter avec mépris.
Les Maures étaient épuisés et affamés. Soudain, les
chrétiens surgirent avec de grandes marmites de potage aux légumes et… aux
tripes de porc ! Alors les prêtres s’employèrent à vérifier, ici et là,
que personne ne refusait d’avaler cet aliment interdit par la religion.
— Pourquoi ne mange-t-elle pas ? demanda l’un
d’eux en désignant Fatima.
La jeune fille était assise par terre, le dos appuyé contre
le mur d’un bâtiment de la calle del Potro ; l’écuelle remplie de soupe était
posée, intacte, entre ses pieds.
Fatima ne leva même pas le visage vers le prêtre. Brahim,
plongé dans les morceaux d’entrailles qui flottaient dans son écuelle, ne
répondit pas. Aisha non plus.
— Elle est malade, prétexta à la hâte Hernando.
— Dans ce cas, il faut qu’elle mange, répliqua le curé.
Et, d’un geste, il lui ordonna de le faire.
Fatima resta impassible. Hernando s’agenouilla à côté
d’elle, prit la cuiller, l’emplit de soupe… et d’un petit bout de porc.
— Mange, s’il te plaît, murmura-t-il à Fatima.
Elle ouvrit la bouche et Hernando lui donna la becquée. La
graisse coula sur le menton de la jeune fille et un haut-le-cœur l’obligea à
cracher la nourriture aux pieds du prêtre. L’homme fit un bond en arrière.
— Chienne mauresque !
Les Maures qui étaient autour d’eux s’écartèrent en formant
un cercle. À genoux, se traînant par terre, Hernando se tourna vers le curé et
s’adressa à lui.
— Elle est malade ! s’exclama-t-il.
Regardez !
Il ramassa le bout de porc sur le sol et le porta à sa
bouche.
— C’est… ma femme. Elle est seulement malade,
répéta-t-il. Regardez !
Il revint à l’endroit où se trouvait l’écuelle, remplit une
cuillerée de tripes et l’avala.
— Elle est seulement malade…, balbutia-t-il, la bouche
pleine.
Le prêtre contempla pendant un bon moment Hernando mâcher et
manger le porc, bouchée après bouchée. Il parut satisfait.
— Je reviendrai, dit-il avant de leur tourner le dos et
d’examiner d’autres Maures. Et alors, j’espère que vous aurez changé d’attitude
et que vous ferez honneur à la nourriture que la ville de Cordoue vous offre
avec tant de générosité.
En face de Fatima et Hernando, de l’autre côté de la rue,
s’ouvrait une minuscule ruelle sans issue où deux hommes ne tenaient pas de
profil, qui menait du Potro au Guadalquivir. La porte en bois qui donnait accès
à la ruelle était à ce moment-là ouverte et l’on apercevait un alignement de
petites échoppes ou locaux, certains d’un seul étage, qui s’étendaient de
chaque côté de l’impasse et sur toute sa longueur. Juste à l’entrée, armé, discutant
avec les clients qui entraient ou sortaient du lupanar, l’alguazil de la maison
close de Cordoue observait les Maures. Derrière lui, sans oser se montrer
entièrement à cause de leurs vêtements et bijoux interdits qu’elles pouvaient
juste porter à l’intérieur de la maison close, certaines femmes passaient la
tête. Parmi elles, tâchant de ne pas éveiller la méfiance de l’alguazil, un
homme avait assisté à la scène du jeune Maure volant au secours de cette jeune
fille malade. Sa
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