Les révoltés de Cordoue
l’extérieur de la ville, autour des
remparts, comme l’ordonnait le conseil municipal, des abattoirs à la calle
Badanas, près du fleuve, où se trouvait la tannerie de Vicente Segura. Pendant
quelques instants, Hernando ralentit l’allure. Son regard suivait la colonne de
proscrits. Il sentit le sang des bêtes couler dans son dos et lui tremper les
jambes. La puanteur pénétrante de la peau, du derme fraîchement écorché, à
laquelle les Cordouans interdisaient l’accès aux rues de leur ville, accompagna
la souffrance qu’il pouvait, même de loin, deviner chez ses frères.
Qu’allaient-ils devenir ? Qu’allaient-ils faire ? Une femme passa à
côté de lui et le dévisagea en fronçant les sourcils. Hernando réagit aussitôt
et se remit en marche : son patron ne tolérait pas les retards.
Tel était l’accord auquel Hamid était parvenu en leur
faveur, par l’intermédiaire d’Ana María, la prostituée qui s’était occupée de
Fatima, l’avait cachée et avait veillé sur elle, avec l’aide d’Hamid, au
deuxième étage du petit local où elle officiait dans la maison close. Il sourit
en pensant à Fatima : elle avait échappé à la mort.
Avant que les Maures soient contraints de quitter Cordoue,
les fonctionnaires du conseil municipal s’étaient penchés sur leur cas. Ils les
avaient recensés et répartis vers différentes destinations. À ce moment-là,
Fatima avait dû quitter le lupanar et Hernando avait pu constater que les
nouvelles que leur donnait chaque jour l’uléma étaient exactes : la jeune
fille, malgré la tristesse inscrite sur son visage, avait repris du poids et
paraissait en meilleure santé.
Aucun d’eux n’avait eu l’occasion de revoir Ana María.
— C’est une brave fille, avait commenté Hamid un matin.
— Une prostituée ? avait laissé échapper Hernando.
— Oui, avait confirmé avec gravité l’uléma. Ce sont
souvent de bonnes personnes. La plupart d’entre elles sont issues de foyers
humbles et sans ressources, confiées dès l’enfance par leurs parents à des
familles aisées à qui elles servent de domestiques. Généralement, l’accord
passé entre eux est le suivant : à mesure que les filles grandissent, ces
familles fortunées doivent leur assurer une dot suffisante pour leur permettre
de faire un beau mariage. Mais dans de très nombreux cas, cet accord n’est
jamais respecté : on les accuse de voler ou d’entretenir des relations
avec le maître de maison ou ses fils, ce à quoi elles sont souvent contraintes,
par ailleurs, fréquemment… Beaucoup trop fréquemment, s’était-il lamenté.
Alors, taxées de voleuses ou de putes, on les expulse sans aucun argent.
Hamid s’était pincé les lèvres et avait gardé le silence.
— C’est toujours la même histoire ! La majorité
des maisons closes sont remplies de ces malheureuses.
Hamid était devenu esclave après l’entrée des chrétiens à
Juviles. Le pardon accordé par le marquis de Mondéjar n’avait pas servi à
grand-chose. Dans la confusion qui avait suivi le massacre des femmes et des
enfants sur la place de l’Église, certains soldats s’étaient emparés des hommes
installés dans les maisons du village et avaient déserté avec le maigre butin
que représentaient ces Maures n’ayant pas pu fuir avec l’armée musulmane.
Marqué au fer, émacié et boiteux, Hamid fut vendu à bas prix avant même
d’arriver à Grenade, sans marchandage, à un marchand qui accompagnait l’armée.
De là, il fut transféré à Cordoue et acheté par l’alguazil du lupanar. Quel
meilleur esclave pour un endroit plein de femmes qu’un homme faible et
invalide ?
— Nous rachèterons ta liberté ! s’écria Hernando,
indigné, quand il apprit toute l’histoire.
Hamid lui répondit par un sourire résigné.
— Je n’ai pas pu quitter Juviles en compagnie de nos
frères… Et l’épée ? demanda-t-il soudain.
— Enterrée dans le château de Lanjarón, près de…
Hamid lui fit signe de se taire.
— Celui qui est destiné à la trouver la trouvera.
Hernando réfléchit avant d’insister une nouvelle fois :
— Et ta liberté ?
— Que ferais-je en liberté, mon garçon ? Je ne
sais rien faire d’autre que cultiver les champs. Et qui engagerait un boiteux
pour cela ? Je ne peux pas davantage compter sur l’aumône des fidèles.
Ici, à Cordoue, je serais un homme mort si, libre, je m’employais à faire ce
que j’ai fait
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