Les révoltés de Cordoue
en marche. Brahim s’était alors traîné jusqu’à eux ;
il ne pouvait pas rester seul dans la montagne, ni rentrer à Cordoue, vaincu et
manchot. Pour ces raisons, il les suivit, à une certaine distance, comme un
chien errant. Le Sobahet laissait faire ; Ubaid se moquait de lui, lui jetait
les restes de sa pitance. C’est pourquoi, lorsqu’il entendit que deux esclaves
avaient l’intention de s’enfuir aux Barbaresques, il s’unit à eux. Ensemble ils
prirent la direction des côtes valenciennes. De longues journées durant ils
dérobèrent de la nourriture et recherchèrent de l’aide dans les maisons maures,
veillant soigneusement à éviter les escadrons de la sainte Confrérie qui
surveillaient ces anciennes voies romaines laissées à l’abandon. Ils marchèrent
vers l’est, vers Albacete, d’où ils prirent le chemin qui menait à Xátiva avant
d’atteindre les localités côtières du royaume de Valence, situées entre Cullera
et Gandía, presque toutes exclusivement peuplées de Maures.
Depuis cette côte, en dépit de l’effort des rois de Valence
successifs, le flux de Maures en direction des Barbaresques était constant,
aidés par les corsaires qui débarquaient pour piller le royaume. Les Espagnols
ne laissaient pas vivre en paix les nouveaux-chrétiens baptisés de force, mais
ils ne les laissaient pas non plus partir vers les terres musulmanes. En effet,
les nobles et les propriétaires terriens auraient alors perdu une main-d’œuvre
bon marché, et l’Église des âmes qu’elle s’employait à sauver, comme le
défendait le duc de Gandía, Francisco de Borja, général des jésuites, qui
plaidait cette cause : « (…) car ainsi, tant d’âmes qui auraient pu
s’égarer ne s’égaraient pas ». Pourtant, les Maures étaient bel et bien
soucieux de sauver leur âme… mais plutôt sur les terres où on louait Mahomet.
C’est pourquoi les musulmans valenciens aidaient tous ceux qui, décidés à
quitter les royaumes qui leur avaient appartenu pendant huit siècles,
souhaitaient traverser la mer en direction des Barbaresques.
Brahim et ses compagnons, au côté d’une demi-douzaine
d’autres Maures, saisirent leur chance à l’aube d’un matin de septembre quand
près d’une cinquantaine de corsaires arrivèrent sur la côte pour dévaster les
environs de Cullera. Les corsaires utilisèrent leur tactique habituelle :
profitant de la nuit, trois galiotes avaient mouillé après l’embouchure de la
rivière Júcar, où les pirates débarquèrent, loin du lieu qu’ils avaient
l’intention d’attaquer. Le lendemain, à l’aube, ils se dirigèrent à pied vers
leur objectif. Hormis de possibles attaques perpétrées par une grande armada
corsaire, l’expédition terrestre fondait ses incursions sur la surprise et la
rapidité. Les pillages devaient être menés à bien en un laps de temps
relativement court, inférieur au délai de réponse du tocsin de la ville
attaquée et des localités alentour ; les corsaires ne désiraient pas
engager de bataille. Ensuite les galiotes venaient les récupérer, avec le
butin, dans un endroit tout proche et déterminé au préalable.
Cette nuit-là, un groupe de corsaires envoyés en éclaireurs
pénétra sur les terres pour rendre visite aux Maures et obtenir d’eux des
informations pour le pillage. Les nouveaux-chrétiens n’avaient pas le droit de
s’approcher du littoral sous peine de trois ans de galères. C’est à ce
moment-là que Brahim, les deux esclaves et d’autres Maures s’unirent à
l’expédition. Deux hommes ayant l’expérience du terrain furent désignés pour
accompagner les corsaires et leur indiquer le chemin de Cullera.
— Donne-moi une épée, je voudrais venir avec vous, dit
le muletier à un individu qui semblait être le chef, quand ils furent de retour
sur la place où les corsaires se cachèrent en attendant le lever du jour.
Les galiotes étaient toujours en pleine mer, afin de ne pas
être repérées.
— Maure et manchot ? s’écria le corsaire.
Garde-toi bien d’intervenir !
Brahim serra les dents et se dirigea en silence vers le
groupe de Maures assis loin des pirates, sur le sable.
— Que regardes-tu ? aboya-t-il à l’encontre d’un
des esclaves fugitifs de la bande d’Ubaid, à qui il envoya un coup de pied qui
lui frôla le visage.
Brahim, offensé, restait debout. Mais un corsaire lui
ordonna, méchamment, de s’asseoir comme les autres et de se
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