Les révoltés de Cordoue
sur leurs quatre pattes. C’était la première fois qu’il
voyait un chameau et, même dans cette posture compliquée, les pattes repliées,
leurs bosses dépassaient en hauteur n’importe quelle bête dont le muletier
avait pu s’occuper auparavant.
Il caressa la tête de l’animal devant le chef de la
caravane, intrigué, et l’indifférence absolue du chameau. Puis il voulut le
faire se relever et tira sur sa bride de sa main gauche, mais l’animal ne
bougea même pas la tête. Il tira d’un côté puis de l’autre, comme avec les
mules lorsqu’elles ne voulaient pas avancer, afin de les tromper et les obliger
à faire un pas sur le côté, mais la bête, têtue, demeura impassible. Brahim vit
qu’autour de l’Arabe s’était rassemblé un petit groupe de gens qui observaient
la scène en souriant ; l’un d’eux le montrait du doigt en pressant un
autre chamelier de venir le plus vite possible voir le spectacle. Pourquoi
cette hâte ? pensa Brahim. Il se sentit bouillir d’humiliation et tira
fortement sur la bride du chameau pour l’obliger à se lever. Au moment où il
s’apprêtait à tirer une deuxième fois, l’animal le mordit au ventre. Il bondit
en arrière, trébucha et tomba par terre, entre les bouses des chameaux et les
rires des caravaniers. Voilà pourquoi ! Ils savaient tous qu’il allait le
mordre. Il s’agenouilla pour se redresser, s’efforçant d’ignorer le groupe de
chameliers. Les rires s’arrêtèrent, sauf un gloussement d’enfant, aigu, qui
continua de résonner dans le camp. Tandis qu’il se relevait, Brahim tourna le
visage vers l’endroit d’où provenait ce rire aussi innocent qu’irritant.
C’était un enfant d’environ huit ans, vêtu des pieds à la tête d’habits en soie
verte brodée, comme un petit prince. À ses côtés se trouvait un homme paré de
bijoux et armé d’une alfange sur le fourreau de laquelle étincelaient de
nombreuses pierres précieuses incrustées, aussi luxueusement habillé que
l’enfant. Derrière eux se tenaient trois femmes, toutes vêtues d’une tunique
noire à manches larges, enveloppées dans des châles noirs ou bleus accrochés
aux tuniques par des fils d’argent, le visage couvert d’un voile où
apparaissaient seulement des trous pour les yeux. Les poignets et les chevilles
de ces femmes étaient ornés d’une kyrielle de bracelets en argent. Brahim
regarda l’enfant droit dans les yeux. Il avait faim ! Très faim. Rester
dans la ville signifiait pour lui mourir d’inanition, ou bien tomber aux mains
d’un janissaire ou d’un corsaire si on le surprenait à voler, la seule
perspective qui lui restait à part celle de retourner travailler aux champs.
Avec une seule main, il ne pouvait même pas s’engager comme rameur ou se vendre
comme galérien !
Il remarqua que l’homme à l’alfange posait tendrement sa
main sur l’épaule du petit, dont les rires avaient cessé, et il eut alors une
idée : il lança un clin d’œil au garçonnet, fit un pas en avant, feignit
de poser son pied nu sur l’une des nombreuses bouses éparpillées de tous côtés
et se laissa déraper, exagérant sa chute et se retrouva de nouveau sur les
fesses. L’enfant éclata une nouvelle fois de rire et, à la dérobée, Brahim
observa que les lèvres de l’homme esquissaient un sourire. À terre, il se mit à
gesticuler et à grimacer de mille manières grossières. Que pouvait-il inventer
pour séduire cet enfant et son père ? pensait-il en même temps. Il n’avait
jamais joué les bouffons, mais à présent il le fallait. Il devait quitter cette
ville où tout le monde le toisait avec mépris, comme à Cordoue. Il n’avait pas
entrepris ce long voyage pour terminer une fois de plus tel un vulgaire paysan,
en dépit des innombrables mosquées où il pourrait se rendre afin de pleurer ses
malheurs ! Il fit mine de trébucher encore et encore, chaque fois qu’il
prétendait se lever, et les éclats de rire du garçonnet l’encouragèrent :
il se dirigea vers un autre chameau aux pattes repliées et sauta sur l’une de
ses bosses, se laissant tomber comme un sac de l’autre côté ; d’autres
rires fusèrent, que Brahim ne reconnut pas mais qu’il supposa provenir des
chameliers. Il essaya encore de monter, avec le même résultat, et finit par
tourner autour de l’animal, l’examinant avec attention, lui soulevant la queue,
comme s’il voulait savoir où se cachait son secret.
Quand il entendit le
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