Les révoltés de Cordoue
premier rire de l’homme à l’alfange,
Brahim se dirigea vers eux et leur fit une révérence ; le garçon le
fixait, de ses grands yeux marron baignés de larmes de rire. L’homme hocha la
tête et lui donna une pièce d’or, une sultanine frappée à Alger. Alors
seulement Brahim se rendit compte de la douleur qui tenaillait tout son corps,
en particulier son ventre, où l’avait mordu le chameau.
On lui permit de voyager en tant que bouffon du fils du
riche marchand de Fez, Umar ibn Sawan. Près de cinquante chameaux chargés de
marchandises coûteuses, que surveillait une petite armée engagée par Umar, se
mirent en marche afin de sillonner le centre de la Barbarie, d’Alger à
Tremecén, jusqu’à la riche et magnifique ville de Fez, érigée entre coteaux et
collines, au centre du royaume du Maroc. Pendant le trajet, Brahim comprit
pourquoi le chameau l’avait mordu : les chameliers traitaient ces bêtes
avec une tendresse et une délicatesse extrêmes. Un simple bâton, avec lequel
ils effleuraient leurs genoux et leur cou, suffisait pour que les chameaux se
lèvent ou s’allongent et, au lieu de les fustiger pour qu’ils pressent le pas
au cours des longues journées, quand la fatigue commençait à se faire sentir,
ils leur chantaient des chansons ! À la surprise du muletier des
Alpujarras, les animaux répondaient, faisant un effort pour avancer plus vite.
Umar et son fils, Yusuf, voyageaient sur des chevaux arabes du désert, petits
et élancés, nourris deux fois par jour uniquement au lait de chamelle. D’après
ce que Brahim entendit, celui que chevauchait le père valait une fortune :
il avait réussi à battre une autruche lors d’une course dans les déserts de
Numidie, où l’avait acheté le marchand. Les trois femmes d’Umar voyageaient
cachées dans des nacelles recouvertes de somptueux tapis qui oscillaient sans
cesse au pas des chameaux qui les transportaient.
Brahim était à pied, parmi les chameaux, chameliers,
esclaves, serviteurs et soldats. Il avait acheté de vieilles chaussures et un
turban avec une partie de la pièce d’or que le marchand lui avait donnée pour avoir
fait rire son fils ; le reste du cortège riait également, mais à ses
dépens, puisqu’il était constamment l’objet de moqueries, plaisanteries et
bousculades. Le muletier simulait de grotesques chutes, se laissant ridiculiser
à tout moment. Aux railleries, il répondait alors par des sourires et des
mimiques comiques. Il découvrit que s’il marchait à quatre pattes, en
protégeant son moignon d’un turban, malgré la douleur que ça lui causait chaque
fois qu’il le posait par terre, les voyageurs riaient ; et aussi quand,
sans aucune raison, il se mettait à courir autour d’un chameau ou d’une
personne en hurlant comme un fou. Le petit Yusuf s’esclaffait sur son cheval, à
l’écart des autres, toujours en compagnie de son père.
Tous des imbéciles ! pensait-il dans les moments de
repos. N’étaient-ils pas capables de percevoir la rage dans ses yeux ? Car
chaque fois que Brahim provoquait un éclat de rire, une brûlure incontrôlable
naissait dans son estomac, embrasant l’ensemble de son corps. Il était impossible
qu’ils ne se rendent pas compte du feu qui jaillissait de ses pupilles !
Il marchait parmi les chameliers, observant à la dérobée les deux cavaliers qui
discutaient et galopaient le long de la caravane, souriant et donnant sans
cesse des ordres auxquels les hommes obéissaient avec une attitude servile. Il
contemplait aussi les luxueux tapis qui recouvraient les nacelles des trois
femmes et, la nuit, après avoir amusé pendant un bon moment le petit Yusuf, il
aspirait à rejoindre les grandes tentes sous lesquelles s’abritaient le
marchand et sa famille, débordantes de tissus moelleux, de coussins et d’objets
variés en cuivre ou en fer, bien plus magnifiques que toutes celles qu’avait
connues Brahim. Lorsque Umar, Yusuf et les trois femmes se retiraient, il se couchait
sur le sol, près des tentes.
À une journée de Tremecén, il décida qu’il devait s’enfuir.
Ils avaient traversé des montagnes et des déserts, et les gens parlaient du
prochain désert qui les attendait après la ville : celui d’Angad, où des
bandes d’Arabes attaquaient les caravanes qui faisaient la route entre Tremecén
et Fez. Des Arabes. Il se trouvait enfin chez les Arabes : le royaume de
Tremecén, celui du Maroc, celui de Fez. Il n’en pouvait plus des
Weitere Kostenlose Bücher