Les révoltés de Cordoue
faussement que notre peuple est extrêmement fécond parce que les
Mauresques se marient lorsqu’elles sont fillettes et ont beaucoup d’enfants. Ce
n’est pas vrai ! Elles en ont autant que les chrétiennes. Ils disent que
nos femmes sont adultères et couchent avec tout le monde. Que parce que les
hommes maures ne sont pas recrutés par l’armée et n’entrent pas au service de
l’Église, la population de nouveaux-chrétiens augmente démesurément et amasse
de l’or, de l’argent et tout type de biens, ruinant le royaume. Faux ! Que
nous sommes pervers et assassins. Que nous profanons en secret le nom de Dieu.
Mensonges ! Mais à force d’être répétés, criés dans les sermons ou publiés
dans les livres, les gens les croient. Nous devons lutter avec leurs propres
armes et les convaincre du contraire.
— Ce n’est pas tout, avait alors renchéri Castillo.
Quand un Arabe traverse le détroit pour venir vivre en Espagne et se convertir
au christianisme, il est accueilli à bras ouverts. Personne ne soupçonne ces
nouveaux convertis, alors que leurs intentions ne sont pas, loin s’en faut, de
vouloir embrasser la religion des papes. Pourtant, depuis presque un siècle, on
n’accorde pas les mêmes privilèges aux Maures baptisés. Nous devons faire
changer ces concepts tellement enracinés dans cette société. Et pour cela nous
avons besoin de personnes comme toi, cultivées, qui sachent lire, écrire, et
qui nous accompagnent dans cette mission.
C’était l’histoire de sa vie depuis Juviles, quand les siens
lui confiaient, enfant, leurs marchandises et leur bétail pour éviter la dîme,
parce qu’il savait écrire et compter. La même chose s’était passée à Cordoue.
Et à quoi lui servait tout cela ? Convaincre les chrétiens lui paraissait
un projet aussi insensé que d’essayer de les écraser par une nouvelle révolte
armée.
Il lâcha la plume qu’il avait toujours à la main sur la
feuille blanche.
— Oui, don Sancho, murmura-t-il en direction de la
porte fermée du bureau. Cela vaut probablement la peine de risquer une vie
absurde, ne fût-ce que pour un seul moment de plaisir avec une femme comme
celle-là.
Dans tous les cas, songea-t-il, il devait désormais être
prudent.
Ce soir-là, après le dîner, don Ponce de Hervás se retira
dans son bureau pour travailler. Peu après, un domestique qui espérait gagner
un peu d’argent en échange d’une information capitale pour son seigneur frappa
timidement à sa porte. Le juge écouta les bégaiements de l’homme, le visage
identique à celui qu’il adoptait à la chancellerie face aux parties
plaidantes : impassible.
— Tu es sûr de ce que tu avances ? lui demanda le
magistrat, une fois qu’il eut terminé sa délation.
— Non, Excellence. Je vous répète seulement ce qu’on
dit dans les cuisines, au jardin, dans les chambres de service ou les écuries
de Votre Excellence, mais je ne peux rien vous garantir. Malgré tout, je
croyais que cela vous intéresserait.
Don Ponce le renvoya avec sa récompense et la mission de
continuer à l’informer. Puis il froissa avec violence la feuille sur laquelle
il écrivait. Les mains crispées, il se mit à trembler convulsivement, assis à
l’endroit même où Hernando, quelques heures plus tôt, avait choisi de risquer
sa vie pour atteindre l’extase avec Isabel. Toutefois, habitué à prendre des
décisions, le juge refoula sa rage et l’impulsion qui le poussait à se lever, à
aller tabasser sa femme dans sa chambre et à tuer le Maure.
Le silence de la nuit envahit la villa, tandis que don Ponce
se martyrisait en imaginant Isabel entre les bras du Maure. « Ils
cherchent le plaisir, lui avait raconté le domestique. Non… ils ne forniquent
pas », était-il parvenu à articuler ensuite, courbé devant le magistrat,
les doigts de la main si tendus qu’ils en étaient tout blancs. Pute !
marmonna don Ponce dans la nuit. Comme une vulgaire prostituée de bordel !
Il savait de quoi parlait le serviteur : le plaisir interdit qu’il recherchait
lui-même lorsqu’il se rendait à la maison close. Pendant des heures il imagina
Isabel comme la jeune fille blonde avec laquelle il jouissait dans un autre
lit : obscène, maquillée à outrance et parfumée, exhibant son corps à ce
chien de Maure qui l’embrassait et la caressait. Au bordel il avait choisi
cette fille pour sa ressemblance avec Isabel, et maintenant le Maure profitait
du plaisir
Weitere Kostenlose Bücher