Les révoltés de Cordoue
promptitude étrange, sa main crasseuse et
tremblante qui implorait l’aumône aux passants de la calle de la Feria, près de
la porte de Corbache. Elle resta avec sa maille entre les doigts, alors que le
miséreux crachait à ses pieds et lui tournait le dos. Immédiatement, plusieurs
pauvres chrétiens l’entourèrent pour s’emparer de la pièce. Aisha vacilla. La
loi du Prophète autorisait l’aumône, mais pas aux chrétiens. Cependant,
troublée de voir qu’un peu plus loin l’homme qui avait refusé sa charité
mendiait à d’autres personnes, elle laissa tomber sa maille entre toutes ces
mains ouvertes qui effleuraient la sienne avec insistance.
Même les mendiants n’avaient plus aucun respect pour
elle ! Elle traîna les pieds en direction de l’atelier de Juan Marco. La
nazaréenne ! Voilà comme l’appelaient certains depuis qu’on racontait dans
Cordoue qu’Hernando trahissait ses frères et collaborait avec l’Église dans une
enquête sur les crimes des Alpujarras. Ces dernières années, la situation
économique de la communauté grenadine déportée à Cordoue s’était sensiblement
améliorée : la nature travailleuse des Maures, si opposée à la paresse
chrétienne, leur avait permis d’acquérir une certaine prospérité et beaucoup
d’entre eux, obligés de vendre leurs bras pour de misérables salaires
journaliers, possédaient désormais leurs propres commerces. La grande majorité
complétait ses revenus par la culture de petits champs à l’extérieur de la
ville, près du Guadalquivir. À tel point que les corporations cordouanes, comme
cela s’était produit dans maints endroits, demandèrent aux autorités
d’interdire aux nouveaux-chrétiens de se consacrer au commerce ou à l’artisanat
et de limiter leurs activités aux travaux salariés. Mais ces pétitions ne
furent pas entendues car les conseils municipaux étaient satisfaits des compétences
commerciales des Maures. Pour cette raison, les querelles entre vieux et
nouveaux-chrétiens s’aggravaient.
Aisha avait quarante-sept ans et elle se sentait vieille et
seule. Surtout seule. Le seul fils qui lui restait n’était qu’un ennemi de la foi,
un traître. Qu’avaient pu devenir ses autres enfants ? se demanda-t-elle
au moment où elle entrait dans le lumineux établissement du maître tisserand.
Shamir. Fatima. Francisco. Inés. Comment se passait leur vie sous la coupe de
Brahim ? La nuit, immobile et angoissée, elle s’efforçait de repousser les
images qui l’assaillaient : Fatima violée par Brahim ; son propre
fils et son petit-fils, fouettés peut-être sur un bateau, contraints de ramer
comme des galériens. Mais elles revenaient, dans un mélange confus, l’empêchant
de dormir. Musa et Aquil ! On savait que tous les enfants livrés aux
chrétiens après le soulèvement avaient été évangélisés ou vendus comme
esclaves. Les siens étaient-ils encore vivants ? Aisha porta le bras à ses
yeux et sécha les larmes qui affleuraient. Comment ses yeux épuisés
pouvaient-ils encore pleurer ?
Elle gagnait un bon salaire. Nul ne semblait ignorer
qu’Hernando n’était pas étranger à ce privilège, et depuis que dans sa propre
maison on avait commencé à la surnommer la nazaréenne en chuchotant, cet argent
ne lui servait plus à grand-chose. Plus personne ne lui parlait. D’abord on lui
avait volé un peu de nourriture. Mais elle n’avait rien dit. Puis, à l’endroit
où elle conservait ses vivres, elle avait trouvé des quignons de pain sec à la
farine de maïs. Elle n’avait toujours rien dit et avait même continué d’acheter
des vivres que les autres mangeaient à sa place. Un jour, sa chambre fut
envahie par une famille avec trois enfants. Elle ne dit encore rien et continua
à payer comme si elle était seule. Et si on la jetait dehors ? Où
irait-elle ? Qui voudrait d’elle ? Même avec de l’argent, elle
n’était que la nazaréenne. Ici au moins elle avait un toit. Un autre jour, en
revenant du travail, elle découvrit ses affaires entassées dans le vestibule,
où elle dormait depuis, pelotonnée près de la porte d’entrée de la maison.
Dans l’arrière-boutique de l’atelier, où on tissait le
taffetas sur quatre métiers, Aisha se dirigea vers son poste de travail, devant
une série de paniers dans lesquels s’amoncelaient les fils de soie
préalablement teintés, divisés par couleurs : bleus, verts et de tonalités
diverses ; dorés, le fameux
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